Eugène de Ségur, mari infidèle, laissa pendant plus de vingt-ans une épouse humiliée, très malade et esseulée dans son château des Nouettes, en Normandie. Pourtant, il faut croire que la rédemption existe. L’âge arrivant, comprenant ce qu’il a fait subir à Sophie, Eugène lui permet de devenir écrivaine pour enfants. Dès lors, le combat de la comtesse, dans sa sphère familiale, sera celui d’une féministe : elle obtient de son mari qu’il « l’affranchisse », c’est-à-dire qu’il lui permette de gérer elle-même ses droits d’auteurs. La femme bafouée renaît de ses cendres, acquiert son indépendance et signe alors ses ouvrages « Comtesse de Ségur née Rostopchine ». Du nom de son père, ancien ministre du Tsar.
La château des Nouettes : un refuge, une prison
Hiver 1838. La comtesse de Ségur est de retour à Paris. Elle a quitté à son grand regret le château des Nouettes, son refuge(1). Pour Sophie, le retour à la réalité est difficile : une ville bruyante et malodorante, une belle-mère qui ne l’apprécie guère, un époux souvent absent. Un soir, Eugène qui n’a pas changé ses habitudes avec le retour de son épouse, se prépare à sortir. Où va-t-il ? Chez Olympe Pélissier ? Chez la princesse de Wittgenstein-Sayn ? Sophie, diminuée par la maladie, est jalouse. Comment rivaliser avec Olympe, modèle du peintre Horace Vernet ?
Elle craque. Explose. De colère. Elle ne supporte plus qu’Eugène découche. Ils doivent s’expliquer. Par miracle, sa voix se débloque. Sophie ne se maîtrise plus. Elle semble devenue folle. De rage. Elle hurle en russe, donne des coups de pied dans les meubles. Elle pourrait tout casser. Mettre fin à l’humiliation permanente. Ne plus souffrir. Les voisins, accoudés aux fenêtres, sont en première loge pour assister au spectacle. Eugène, consterné, voudrait disparaître. « Si j’avais remarqué à quel point vous avez les yeux jaunes, jamais je ne vous aurais épousé(2) », lui lance-t-elle.
Sophie quitte l’appartement, le temps de laisser Eugène s’échapper. Elle est transe. Elle ne pleure pas, elle rit. Un rire hystérique. Elle retrouve les enfants et leur annonce qu’elle veut faire la fête. Ils se mettent à l’œuvre pour illuminer le salon avec des lampions disposés dans toute la pièce. Quand Eugène rentre, un air de chien battu, l’accueil est chaleureux. Le calme après la tempête. Sa femme a retrouvé la raison.
Mais Sophie sourit pour mieux dissimuler son trouble. Après près de vingt ans de mariage, vingt ans de bons et loyaux services, les derniers espoirs de Sophie se sont envolés. Sophie est brisée. « Eugène n’a pas encore deviné que Sophie a cessé de l’aimer. Le silence de Sophie va revenir. La rechute sera pire que le mal. Ne plus aimer pour Sophie est un désert. Un grand vide, un silence épaissi, une chute plus dure que sa colère. […] Eugène ne sait pas, Sophie non plus, que la dernière scène fut aussi leur dernière fête à deux(3) ».
Le lendemain, plus épuisée que jamais, Sophie regagne sa chambre. Les rideaux sont tirés. Elle est seule dans l’obscurité. La migraine est revenue, si forte. Les douleurs articulaires ont repris, les vomissements aussi. Sophie songe-t-elle à en finir ? Eugène qui n’a pas supporté l’humiliation se venge. Il coupe les vivres à sa femme. Retournée aux Nouettes, son refuge devient sa prison. La comtesse ressasse le passé. Les souvenirs sont douloureux, amers. Si seulement on l’avait prévenu ! Jamais elle n’aurait épousé cet homme volage qui ne l’aime pas.
Désillusions
A 19 ans, Sophie avait tout pour elle. Sa beauté d’abord. Ses lointains ancêtres asiatiques lui ont légué des yeux gris-vert légèrement bridés, des pommettes un peu saillantes et une bouche sensuelle, des cheveux blond cendré. Elle a également reçu une éducation digne de son rang. Elle connaît quatre langues et pratique notamment l’aquarelle et le piano. Enfin, elle vient d’une famille fortunée. Son père est le comte Fédor Rostopchine, ancien ministre des affaires étrangères du Tsar, Paul Ier, assassiné en 1801. En septembre 1812, Fédor Rostopchine, gouverneur de Moscou, ordonne l’incendie de la ville et de sa propriété de Voronovo pour qu’elle ne tombe pas aux mains des armées napoléoniennes. Épuisé par ces événements, le comte démissionne de ses fonctions en 1814 et part reprendre des forces en Allemagne puis à Paris où il s’installe fin 1816. Le reste de sa famille emménage quelques semaines plus tard dans l’hôtel du maréchal Ney, avenue Gabriel.
La vie à Paris ravit la famille. Sophie et ses sœurs sont de tous les bals. La comtesse Rostopchine veut les marier au plus vite. Très dévote, elle a une seule exigence : que le prétendant soit catholique. Cette dernière trouve rapidement un bon parti, selon ses critères, pour Sophie. Il s’agit d’Eugène de Ségur. A défaut de fortune, il a un nom et l’espoir d’hériter, à la mort de son grand-père, ancien ambassadeur de Louis XVI auprès de Catherine II, de son siège à la Chambre des Pairs. Le père de Sophie est moins enthousiaste que sa femme. Il le trouve même trop beau, « comme s’il pressentait les tourments que cette belle figure, à laquelle peu de femmes sont insensibles, va réserver à sa fille(4) . » Il est loin d’avoir tort. Eugène profite de sa vie de célibataire. Il a déjà eu de nombreuses aventures, « avec des filles recrutées sous les arcades du Palais-Royal, plutôt qu’avec des femmes de monde(5) ». Il n’est pas pressé de se marier. Sa liberté lui est trop précieuse.
Les mères ont tout organisé. La rencontre doit avoir lieu lors d’un bal. Ce soir-là, Sophie rayonne. Les deux jeunes gens se retrouvent au petit salon pour bavarder. Que se disent-ils ? Eugène paraît sensible aux charmes de Sophie. Il la fait rire en lui racontant un souvenir d’enfance. Brusquement, pour mettre fin à la conversation, Eugène l’embrasse sur la bouche. Sophie, surprise et gênée, est déjà sous le charme du jeune homme. Quelle idée se fait-elle alors du mariage ? Lui a-t-on parlé de la nuit de noces ? C’est peu probable.
Le mariage est célébré le 14 juillet 1819. Neuf mois plus tard, Sophie met au monde Gaston. Le 5 décembre 1821, naît un second petit garçon qui ne va vivre que quelques semaines. Anatole vient au monde le 23 avril 1823. Sophie va accoucher régulièrement tous les deux jusqu’en 1829, année de naissance des jumelles. Après quoi, il faut attendre six ans. Mais si la naissance des enfants atteste de relations sexuelles au sein du couple, Eugène est peu présent. Il n’a pas renoncé à sa liberté. Il ne se prive pas des plaisirs de la chair à l’extérieur du foyer conjugal.
Sophie se sent très vite isolée. Sa famille a repris la route de la Russie en mai 1823 et sa belle-mère, la comtesse Octave de Ségur, ne la porte pas dans son cœur. Paris n’est pas une ville qui lui convient ; elle a besoin d’air, de grands espaces. Sophie souffre du manque d’attentions d’Eugène. Alors quand son père lui offre le château des Nouettes, c’est une aubaine pour elle. Loin des soucis parisiens, elle peut enfin se ressourcer en Normandie.
Avec les années, Sophie apprend l’abandon, la solitude, le désespoir. Mais aussi le dégoût. Dégoût pour ce mari qui ne lui rend visite que pour profiter de son corps. Une fois le plaisir obtenu, il s’en va, sans se retourner. Mais Sophie ne veut plus d’enfant. Elle est épuisée physiquement. Son mari n’est plus le bienvenu dans sa chambre. En plus, ce mari volage n’a jamais pris de précautions pour épargner son épouse. Il n’hésite pas à flirter sous ses yeux avec les bonnes. Alors quand Sophie tombe malade, il est très probable qu’elle est contractée une maladie vénérienne à cause de son mari(6) . Eugène, qui voit son épouse malade, la fuit encore plus. Car si Sophie est réellement amoureuse de son mari, au moins pendant les premières années de leur union, pour Eugène, c’est un mariage de raison, un mariage arrangé, la norme à cette époque.
Les heures sombres
Quand Sophie accouche de son dernier enfant en 1835, elle a 36 ans. Les infidélités de son mari et les huit grossesses ont eu raison de sa santé. Elle tombe gravement malade. Elle sombre dans une dépression nerveuse qui provoque le blocage du larynx. Sophie ne parle plus. Son seul moyen de communication : une ardoise. Elle passe ses journées sur une chaise longue, ses nuits dans son lit qu’elle a transformé en « un matelas mince comme une couverture(7) ». Elle ne quitte plus son oreiller en caoutchouc censé apaisé les migraines. Certaines nuits, elle ne dort pas.
Aucun médecin ne parvient à la soulager de cette maladie que l’on ne nomme pas encore. Certains la croient perdu. Les sangsues, censées soulager ses maux de rein, l’affaiblissent plus qu’elles ne la soignent. « De longues, de dures et très dures souffrances, qu’un absurde médecin ne sût qu’aggraver, l’obligèrent à rester étendue sur un lit de douleur, pendant plus de treize ans. Dans cet état si pénible, elle gardait toujours sa bonne humeur, sa gaieté, sa douceur inaltérable ; elle était toujours la même, ne se plaignant jamais, uniquement préoccupée de nous, de notre santé, de nos joies, de notre bonheur(8) », raconte Gaston, le fils aîné Gaston. Migraines, nausées, paralysie provisoire des membres supérieurs, douleurs vertébrales, accélération cardiaque sont désormais son lot quotidien. Sa chambre est devenue un lieu de repli quand le mal revient. Une prison. Dans ces conditions, comment s’occuper des enfants ?
Le château des Nouettes vit au rythme de la santé de la maîtresse des lieux. Les enfants ont appris à faire le silence : « Les jours de migraine de notre chère maman, les Nouettes devenaient une succursale de la Trappe pour le silence, notre bien-aimée malade ne pouvant supporter aucun bruit. On allait et venait dans le corridor sur la pointe du Pied ; la parole devenait un souffle et se faisait rare lorsqu’on entrait chez notre bonne mère, pour savoir de ses nouvelles. On ouvrait à deux mains, pour empêcher tout mouvement précipité, la première porte qui isolait déjà la chambre de tout bruit ; puis l’on redoublait de soins pour celle même de la chambre et l’on entrait lentement, lentement, dans la pièce restée obscure à dessein. Quelle peine alors de voir notre pauvre mère livide, les yeux éteints, le front couvert d’une sueur froide, le visage décomposé par la souffrance ! Elle pouvait à peine articuler une parole, malgré son courage. On déposait sur son front un baiser tendre et léger, puis on se retirait en se regardant tristement, car nos cœurs devenus gros souffraient pour elle et avec elle(9) », raconte Olga, la plus jeune.
Démunis devant le mal qui ronge leur mère, les enfants essaient de lui redonner le moral. Parfois, ils lui préparent des petits plats russes, ceux qu’elle aime tant et qui lui rappellent sa terre natale. Les lettres de Gaston sont aussi des moments de réconfort : « Quand serais-je donc là toujours auprès de vous pour vous forcer à bien vous porter ? Je serai bien heureux quand ce moment sera arrivé à je m’ennuie furieusement dans la cage(10). » Gaston a alors 17 ans.
Le jour, elle tente de faire bonne figure devant les enfants ; la nuit, elle s’effondre. Parfois, la voix revient. Puis s’en va, de nouveau. Sophie reprend alors l’ardoise et la craie pour communiquer avec ses enfants. Ils ne savent pas que la nuit il lui arrive d’écrire sur l’ardoise « un prénom dévastateur(11)», celui de son mari : « Eugène ». Quelques lettres qui ravivent aussitôt la douleur. « Pour cautériser son être, rattraper son identité, raffermir ses os en train de fondre, elle grave en russe : Sophie Feodorovna née Rostopchine((12)». Son état de santé ne favorise pas un rapprochement avec Eugène qui mène une vie de célibataire à Paris tandis que Sophie se morfond aux Nouettes. Sa santé fluctue au gré des événements. Quand Gaston, le fils aîné, revient pour les vacances, Sophie retrouve la voix. Quand il doit partir pour Rome pour plusieurs années, elle se mure de nouveau dans son silence. Malgré la maladie de Sophie, la vie continue au château. Nathalie, l’aînée, et Paul de Malaret se fiancent en 1844. En 1846, Anatole, le cadet, est nommé au Conseil d’Etat. Gaston est ordonné prêtre en 1847. Et Sophie va mieux. Elle parle de nouveau, chante même. Pressent-elle que la guérison est proche ? Imagine-t-elle qu’elle viendra d’Eugène, celui qui l’a tant fait pleurer ?
Renaissance
En 1854, Eugène de Ségur, président des Chemins de fer de l’Est, est invité à l’inauguration du Paris-Strasbourg. Dans le train, il rencontre Louis Hachette qui le sollicite pour la mise en place d’une bibliothèque des chemins de fer. A son retour, Eugène se souvient des contes de Sophie, un type d’ouvrage idéal pour Hachette. Publier des contes la distraira de la cécité de son fils. Gaston, le fils adoré, a définitivement perdu la vue. Cela l’occupera et l’empêchera de retomber dans son silence et ses migraines. Eugène a changé. Il comprend maintenant la souffrance de sa femme, notamment vis-à-vis de leur fils. Eugène a 56 ans. Il est fatigué. Le temps n’est plus aux crises de jalousie. Il va permettre à sa femme de devenir l’un des plus célèbres écrivains pour enfants.
Eugène présente Sophie à Monsieur Hachette. C’est le début d’une belle aventure. Sophie a 56 ans. Elle fait son entrée en littérature. Une entrée tardive certes mais qui va s’avérer prolifique. Le 1er octobre 1955, elle signe son premier contrat avec la librairie Hachette. C’est une renaissance. Son silence est terminé. Elle va écrire sans relâche pendant dix-sept ans. Et publier pas moins de vingt-cinq ouvrages.
Elle va aussi lutter pour obtenir son indépendance financière. Au XIXe siècle, une femme ne peut en effet toucher de l’argent sans l’accord de son mari. Eugène va-t-il l’accepter ? Pendant quatre ans, elle va se battre contre lui, pour qu’il l’affranchisse. Elle menace de tout arrêter, de tout brûler. Elle est prête à tout cette fois-ci pour ne pas perdre face à Eugène. Quand enfin, une lettre arrive chez Louis Hachette : « Je viens vous déclarer par cette lettre que j’ai autorisé Mme de Ségur, mon épouse, à disposer complètement de ses œuvres suivant les conditions ou conventions arrêtées entre elles et vous, et à recevoir toute somme qui pourrait résulter de ces conventions(13)». Sophie a gagné.
Elle signe ses ouvrages « Comtesse de Ségur née Rostopchine ». Un pied de nez à Eugène. Si elle avait pu supprimer le nom de « Ségur », elle l’aurait probablement fait. Désormais totalement libérée de son mari, Sophie a obtenu réparation après tant de souffrances et d’humiliations. Elle va écrire sans relâche jusqu’à sa mort en 1874.
Sources :
- (1) Eté 1920. Eugène et Sophie de Ségur sont partis en voyage de noces en Normandie. En visite chez un parent des Ségur, il découvre à quelques lieux du château de leur hôte, celui des Nouettes, en brique rose du XIIIe siècle. Le château est à vendre. Pour la comtesse, le coup de cœur est immédiat. Mais le jeune couple ne peut se permettre pareille dépense. De retour à Paris, Sophie raconte à son père, le comte Rostopchine, sa découverte. Pour faire plaisir à sa fille qui reste enfermée toute la journée dans son appartement sombre, décide de lui en faire cadeau. Sophie est folle de joie. Après deux ans de travaux, les Ségur prennent enfin leurs quartiers d’été. La comtesse va en faire son refuge.
- (2) Archives familiales/Ségur. Citée par DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, p. 341.
- (3) DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, pp. 343-344.
- (4) DIESBACH (Ghislain de), La comtesse de Ségur née Rostopchine, Perrin, 1999, p. 97.
- (5) DIESBACH (Ghislain de), La comtesse de Ségur née Rostopchine, Perrin, 1999, p. 97.
- (6) Hypothèse émise par Hortense Dufour dans l’émission « 2000 ans d’Histoire » présenté par Patrice Gélinet sur France Inter. Emission du 7 janvier 2009.
- (7) DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, p. 332.
- (8) SEGUR (Gaston de), Ma mère. Souvenirs de sa vie et de sa sainte mort, Grand Album Comtesse de Ségur, collection Grandes Oeuvres, Editions Hachette, Paris, 1983, p. 12.
- (9) SEGUR (Olga de), Ma chère maman. Souvenirs intimes et familiers, collection À tous les vents, la Bibliothèque électronique du Québec, p. 37.
- (10) Lettre de Gaston à sa mère, 14 mars 1937.
- (11) DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, p. 336.
- (12) DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, p. 336.
- (13) Lettre d’Eugène de Ségur à Louis Hachette, 27 mai 1859. Cité par DUFOUR Hortense, La comtesse de Ségur née Rostopchine, J’ai lu, 2002, p. 380.
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