Alors que l’attention se focalise, au lendemain de la victoire du parti Ennahda, sur l’évolution des droits des femmes en Tunisie, la situation des Iraniennes s’est empirée depuis le début de l’année. Celles qui avaient ouvert la voie en 2009 en manifestant contre le régime de Mahmoud Ahmadinejad, voient leurs droits et leur place dans la société iranienne de plus en plus réduits. En avril dernier, le guide suprême, Ali Khamenei, a réclamé un renforcement de la surveillance du respect du code vestimentaire imposé par l’État. Des informations parvenues en septembre laissaient entendre que le nombre de femmes inscrites à l’université avait fortement diminué. Comment en est-on arrivé là ?
L’application des lois islamiques (chari’a) au droit des femmes et au droit familial par le régime de la République islamique d’Iran en février 1979 a institutionnalisé l’inégalité entre les sexes. Mais elle a paradoxalement provoqué la mobilisation des Iraniennes contre l’ordre patriarcal et la domination masculine que les lois en vigueur tentent de renforcer. Cette mobilisation s’explique par l’existence d’un mouvement de femmes dès le début du XXe siècle, les réformes statutaires sous les Pahlavi (1925-1979), la constitution des femmes en actrice sociales et politiques pendant la Révolution, et la profonde évolution sociale et démographique de la population féminine après la Révolution.
Les femmes et la construction de l’Etat-nation
Pendant la révolution constitutionnelle (1906-1911), les femmes constitutionnalistes, souvent épouses, filles ou sœurs des révolutionnaires, ont fondé les Associations de femmes pour débattre de leurs droits sociaux et politiques. Mais l’avènement de Reza chah (1925-1941) et l’émergence d’un Etat fort, centralisé et omniprésent, ont mis fin au mouvement indépendant des femmes. Les associations féminines d’obédience socialiste, communiste, ou nationaliste ont été interdites et leurs fondatrices emprisonnées. Sous Reza chah, largement inspirées par Mustafa Kemal Ataturk, une législation ayant pour origine une volonté étatique « laïque » mais antidémocratique fut introduite et certaines réformes visant à faciliter l’accès des femmes à la sphère publique furent engagées.
Mais elles n’ont pas obtenu les droits politiques et le nouveau code civil fut largement fondé sur la chari’a et les règles coutumières. Celles-ci qui, entre autres, attribuent à l’homme l’autorité dans l’institution familiale et dans la sphère publique, n’ont pas été modifiées ; les tribunaux religieux présidés par les juges religieux qui statuaient sur l’héritage ou le divorce n’ont été abolis qu’en 1936.
Alors que dans le code civil, promulgué en 1933, la répudiation, la polygamie et le mariage temporaire restaient en vigueur, et l’union conjugale entre une musulmane et un non-musulman était prohibée, le port du voile fut interdit en 1936. Pour la majeure partie des femmes qui était confinée dans le monde clos des valeurs traditionnelles, ne pas porter le voile équivalait à la nudité. Pour les hommes, cette interdiction était vécue comme une castration les dépouillant de leur masculinité. Au lieu d’encourager la présence des femmes dans la sphère publique, cette mesure a alors conduit la majorité d’entre elles à se cloîtrer. Les femmes n’ont pas obtenu les droits politiques, la femme-mère restait privilégiée par rapport à la citoyenne et on demandait aux femmes d’être modernes mais modestes.
Après l’abdication de Reza chah en 1941, l’ouverture du champ politique a permis aux organisations de femmes de se restructurer pour refaire surface et revendiquer les droits politiques mais en vain. Ce n’est qu’en 1949 que le démocrate-nationaliste Mohammad Mossadeq a présenté un projet de loi pour l’octroi de droits politiques aux femmes. Mais cette proposition fut rejetée par la Parlement.
La modernisation impériale et les changements statutaires
Les Iraniennes obtinrent le droit de vote et d’éligibilité en 1963. L’octroi du droit politique aux femmes avait alors suscité le mécontentement des clercs de haut rang, dont l’Ayatollah Khomeyni. Il était, en effet, impossible pour ces clercs, pour qui les femmes étaient destinées à procréer et à rester confinées dans la sphère domestique, de les concevoir également comme actrices sociales et politiques. Cependant, le droit de vote et d’éligibilité des femmes n’a pas provoqué leur participation massive (ni d’ailleurs des hommes) aux activités politiques dont l’accès restait verrouillé.
Les changements statutaires ont continué avec la promulgation de la Loi de la protection de la famille en 1967 : répudiation abolie, divorce devient un acte judiciaire, pratique de la polygamie réglementée, les femmes obtiennent le droit au divorce et à la garde des enfants après celui-ci, âge minimum du mariage pour les filles passe de 15 à 18 ans (1973-1975).
Mais l’application des changements statutaires s’est limitée aux classes moyennes et aisées urbaines et modernes. Les femmes rurales, qui constituaient pourtant la majorité de la population féminine, demeuraient en dehors de ces changements, et les classes moyennes traditionnelles et religieuses refusaient de participer à la modernisation impériale.
La Loi de la protection de la famille a suscité également la colère de l’Ayatollah Khomeyni alors en exil en Irak. En dépit des changements statutaires, les inégalités entre les sexes ont persisté et le féminisme d’Etat comme partie intégrante de la politique générale de l’Etat n’a pas modifié en profondeur la société et la culture patriarcales. Cette situation et l’absence d’un mouvement revendicatif indépendant des femmes ont entravé la prise de conscience de leurs droits et la formation d’une identité sociale féminine.
Pendant la Révolution de 1978-1979, les femmes urbaines qui partageaient le mécontentement général mais étaient dépourvues de revendications spécifiques ont participé massivement au mouvement révolutionnaire. La constitution de ces femmes en actrices sociales et politiques a conduit l’Ayatollah Khomeyni alors en exil en France à se rétracter sur le refus des droits politiques aux femmes et à entériner cette réforme sur le plan religieux. Les droits politiques des femmes étaient désormais reconnus comme licites et partie intégrante d’un projet islamiste de société. Khomeyni se prononça aussi pour l’égalité entre les hommes et les femmes dans la religion.
L’institution des inégalités sous le régime islamique
Mais, à peine un mois après la victoire de la Révolution, un modèle islamique est appliqué aux droits des femmes et au droit familial : port obligatoire du voile, limitation importante du droit au divorce et à la garde des enfants pour les femmes divorcées, retour à un âge minimum de mariage et de responsabilité pénale pour les filles de 9 ans (pour les garçons 15 ans), légalisation de la polygamie, soumission de la femme à l’autorité et aux exigences, y compris sexuelles, de son époux, à qui revient aussi le contrôle de ses activités en dehors du foyer, etc.
Suite à l’application des lois islamiques, l’accès des femmes a été interdit à la magistrature, aux postes administratifs impliquant une faculté de jugement et de décision, et à plusieurs filières universitaires. Avec la complicité des femmes islamistes, plusieurs dizaines de milliers d’entre elles ont été licenciées ou mises à la pré-retraite, des dizaines de milliers d’autres ont choisi le chemin de l’exil. Les femmes islamistes, souvent originaires de classe moyenne traditionnelle ou inférieure, ont bénéficié de cette mise à l’écart et ont ainsi pu assurer leur ascension sociale.
Perdant une partie importante de leurs droits civils, les femmes ont pu maintenir leurs droits politiques grâce à leur rôle social et politique pendant la Révolution. L’Ayatollah Khomeyni, dans le but d’obtenir l’allégeance des femmes au régime islamique, s’est prononcé en faveur de leur activité sociale et politique. Malgré la participation des femmes islamistes à la vie active comme à la guerre, l’image de la femme musulmane dans le discours dominant, appuyé par les médias, les livres scolaires ou encore les prières du vendredi, était celle d’une mère et épouse, et non d’une femme socialement active.
Les défis multiformes des femmes et l’émergence d’un discours féminin
Avec la fin de la guerre, une nouvelle période dite de reconstruction a commencé (1989-1997). Marquée par la restructuration économique et politique, la spécialisation et le savoir-faire sont devenus prioritaires par rapport à l’allégeance au régime islamique. Etant donné le manque de spécialistes dont souffrait le pays, beaucoup de femmes qui avaient été licenciées ont pu regagner leurs postes. L’une des conséquences de ce retour fut la modification du discours idéologique dominant qui devint moins intolérant à l’égard de ces femmes. Parallèlement, les activités politiques et sociales des femmes islamistes se sont intensifiées et ont été accompagnées par les revendications visant à la modification des lois en vigueur.
C’est pour répondre à leurs revendications que le Conseil Social et Culturel des femmes fut fondé en 1988 afin de promouvoir les activités économiques et sociales des femmes. De même, en 1992, l’Office des Affaires des Femmes fut créé afin de détecter les problèmes et proposer des solutions pour améliorer leur statut.
Pendant cette période, la réalité économique, sociale et démographique a contraint l’Etat à modifier certaines de ses orientations : politique nataliste, introduction des moyens de contraception. Paradoxalement, la politique étatique de la planification familiale a conduit à l’affaiblissement de la domination masculine du fait de la réappropriation par les femmes de leurs corps.
Sous la pression d’une société civile en gestation, l’Etat a autorisé une relative liberté de presse qui permet aussi aux femmes musulmanes contestataires de publier des magazines féminins. Suite à l’élection du président Khâtami en 1997, les féministes laïques ont été, pour la première fois depuis la révolution, autorisées à publier leur revue.
L’ère Khatami en faveur d’une émancipation féminine
Sous la présidence de Khatami, le défi des femmes touche aux questions religieuses. En dépit de la forte résistance des conservateurs, notamment les six membres cléricaux de Conseil de surveillance, elles vont réussir à faire modifier certaines lois de manière à limiter le droit unilatéral des hommes au divorce, à faciliter le divorce d’initiative féminine, à obtenir le droit à la garde des enfants pour les mères divorcées, à augmenter l’âge minimal au mariage et à la responsabilité pénal des filles de 9 à 13 ans.
Face à la pression sociale des femmes et aux débats crées au sein des autorités religieuses, les femmes juges ont graduellement fait leur apparition. En 2002, le pays comptait 150 femmes juges, 400 avocats et 13 femmes notaires. En 2003, l’attribution du prix Nobel de la paix à Shirin Ebadi, avocate féministe, donne un écho sur la scène internationale aux iraniennes.
En vue de défier les traditionalistes, huit femmes ont également déclaré leur candidature à l’élection présidentielle de 1997 et 47 femmes à la présidentielle de 2002, dont la plus audacieuse n’avait que 19 ans (alors que selon la loi les candidats doivent être âgés de 30 à 75 ans). Néanmoins, aucune des candidates n’a été habilitée par le Conseil de surveillance sans qu’aucune raison soit précisée par ledit Conseil. Cet épisode a été déterminant pour certaines femmes islamistes qui avaient encore des doutes sur l’opposition des religieux traditionalistes à l’ascension politique des femmes et à l’égalité des droits.
C’est dans l’espoir d’un changement radical des lois les concernant que les femmes ont prêté main forte à Mohammad Khatami, candidat réformateur aux élections présidentielles de 1997 à 2002. Mais le président a déçu ses militantes en refusant de nommer des femmes ministres dans son gouvernement. Finalement, le début de l’an 2000 ne voit aucun changement radical dans la condition féminine et les timides modifications législatives sont loin d’avoir répondues aux revendications des femmes.
Depuis 2005, les droits des Iraniennes sont en constante régression.
En 2005, Mohammad Khatami, qui ne parvient pas à réformer le gouvernement, arrive affaiblit aux élections présidentielles. Il perd contre Mahmoud Ahmadinejad, alors maire ultra-conservateur de Téhéran. Progressivement, les femmes voient leurs droits se réduire à une peau de chagrin.
Si les Iraniennes ont accès à l’Université, elles ne possèdent aucune autonomie juridique. Elles doivent demander à leur père ou à leur mari l’autorisation d’étudier, de travailler, de voyager. Si elles entrent sur le marché du travail, peu d’entre elles voient leurs compétences reconnues. On a évincé Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix, de son poste à la Cour suprême et refusé toutes les candidatures féminines à la présidence. Parvin Ardalan, récipiendaire du prix Olof Palme, a été empêchée de se rendre en Suède pour y recevoir son prix par la République islamique d’Iran à qui elle a répliqué : « Je suis fière d’être une femme séculière et d’appartenir à un mouvement féministe dont l’histoire témoigne d’une centaine d’années de lutte et de résistance pour que nous, les femmes, accédions à nos droits ».
La polygamie est autorisée et le divorce est difficile sinon impossible pour beaucoup de femmes, alors que leur mari n’a qu’à répéter trois fois « je te répudie » pour qu’elles le soient. Leur témoignage vaut la moitié de celui d’un homme et, en cas de viol, elles ont peu de chance d’être crues et s’exposent à être condamnées à la lapidation pour adultère ou violation de la charia. Elles subissent quotidiennement les violences des brigades de la moralité qui les forcent à respecter la tenue vestimentaire islamique.
En 2006, elles ont lancé la pétition Un million de signatures pour le changement des lois discriminatoires envers les femmes en y formulant les conditions nécessaires pour créer une véritable égalité des droits. La campagne Un million de signatures, récipiendaire du Prix Simone de Beauvoir en 2009, que le régime islamique cherche à bloquer dans tous les sites qui l’hébergent à travers le monde, a valu à nombre de celles qui la propagent et la défendent d’être fouettées et emprisonnées.
L’élection présidentielle de 2009 a été marquée par la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad. Des manifestations ont éclaté dans le pays ; elles ont été réprimées dans le sang. Plus de 2000 arrestations auraient eu lieu, selon Amnesty International. Hommes et femmes sont emmenés par les miliciens islamiques bassijis et torturés, sans que personne ne puisse connaître leur sort.
Des centaines de manifestants auraient été tués à l’image de Neda, abattue par les forces policières. Cet assassinat a été filmé par un téléphone portable ; les images ont fait le tour du monde, révélant la violence de la répression exercée par Mahmoud Ahmadinejad. Neda est devenue le symbole de la lutte pour la liberté à tout prix.
Le climat reste aujourd’hui extrêmement tendu en Iran. Arrestations et interrogatoires se poursuivent. Les femmes sont toujours confrontées à la discrimination, dans la loi et dans la pratique, et les personnes militant pour leurs droits sont la cible de la répression de l’État.
Le Parlement a débattu d’un projet de loi sur la protection de la famille dont les dispositions controversées réduiraient encore davantage les droits des femmes si elles étaient adoptées. Cette année encore, les militants des droits des femmes, y compris ceux qui participaient à la Campagne pour l’égalité – qui réclame la fin de la discrimination légalisée envers les femmes et vise à recueillir un million de signatures – ont subi des pressions.
Mahboubeh Karami, une militante de la Campagne pour l’égalité, a été arrêtée pour la cinquième fois en mars et détenue jusqu’au 18 août. Elle a été condamnée en septembre à quatre ans d’emprisonnement pour appartenance à l’organisation Défenseurs des droits humains en Iran, « propagande contre le régime » et « complot contre l’État ». Elle a été laissée en liberté en attendant qu’il soit statué sur son appel.
Fatemeh Masjedi et Maryam Bigdeli, deux femmes qui avaient été déclarées coupables d’infractions en lien avec leur activité pacifique de collecte de signatures pour la Campagne pour l’égalité, risquaient à la fin de l’année une peine de six mois d’emprisonnement après qu’une cour d’appel eut confirmé leur culpabilité.
En avril, le guide suprême a réclamé un renforcement de la surveillance du respect du code vestimentaire imposé par l’État. Une campagne de « chasteté et modestie » basée sur une loi de 2005 a été lancée en mai. Elle visait les personnes qui ne respectaient pas le code vestimentaire en public, y compris sur les campus universitaires. Des informations parvenues en septembre laissaient entendre que le nombre de femmes inscrites à l’université avait fortement diminué.
A l’heure où tous les regards sont tournés vers les pays du monde arabe en révolution, on ne saurait oublier les Iraniennes qui se battent toujours pour améliorer leurs droits face à un régime qui veut les contraindre aux silences.
Sources:
– Azadeh Kian-Thiébaut, « Les mouvements d’émancipation des femmes en Iran », Le siècle des féminismes, Editions de l’Atelier, 2004
– Site sysyphe.org, Femmes d’Iran
– Rapport 2011 d’Amnesty International
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