D’Artemisia Gentileschi, peintre italienne du 17e siècle, on connaissait surtout l’histoire d’une femme artiste libre assumant sa créativité et sa sexualité. Une exposition au Musée Maillol lui rend hommage, replaçant la peinture au centre de sa vie.
Née à Rome en 1593, Artemisia est la fille d’Orazio Gentileschi, célèbre peintre familier du Caravage. La jeune fille apprend à peindre dans l’atelier de son père qui lui choisit comme précepteur, un de ses amis artiste, Agostino Tassi ; l’enseignement des Beaux-Arts est alors interdit aux femmes. Mais les leçons tournent au drame : Agostino Tassi viole son élève alors âgée de dix-neuf ans. Pour sauver la réputation de la jeune fille, il promet de l’épouser… mais Agostino Tassi est déjà marié ! Orazio porte plainte devant la juridiction papale. Pendant le procès, Artemisia subit le supplice des sibilli, au cours duquel le bourreau noue des cordelettes autour de ses doigts et les serre pour vérifier la véracité de ses accusations ; cette torture aurait pu mettre fin de façon brutale à sa carrière. Artemisia tient bon et fait exceptionnel, son agresseur est condamné à un an de prison et l’exil hors des Etats pontificaux.
Juste après le procès, Artemisia épouse, le 29 novembre 1612, Pierantonio Stiattesi puis part au début de l’année 1613 pour Florence où elle va conquérir sa liberté d’artiste. Elle le quittera quelques années plus tard, pour vivre de manière libre et indépendante. A la Cour de Cosme II, elle se trouve au cœur du système artistique mise en place par la cour des Médicis. A Florence, le caravagisme initial de sa première Judith s’atténue et fait place à une narration élégante, spiritualisée, soumise à l’étiquette royale et impériale. Ainsi dans la Vierge de la Galleria Palatina, le choix du thème classique et de la dévotion mariale marque la première mutation du style de la « femme peintre » et témoigne de son succès auprès des tenants de l’art florentin de l’Accademia del Disegno où elle est la première femme à être acceptée en 1616.
En mars 1620, Artemisia est de retour à Rome; elle achève alors Yaël et Sisera. En l’espace de trois ans, elle s’affirme sur la scène internationale avec des dizaines d’œuvres. C’est le début d’une brillante carrière de portraitiste. Puis Artemisia se rend à Venise vers 1627 en compagnie de son ami Vouet. Puis on la retrouve en 1630 à Naples, probablement invitée par le nouveau-vice roi, le Duc d’Alcalà, qui est l’un de ses plus fervents admirateurs. Elle y a son atelier, installé au rez-de-chaussée d’un vaste palais aristocratique situé au cœur de la ville. Son atelier est sans doute bien organisé pour peindre les grandes toiles commandées par la couronne espagnole, telles que la Naissance de saint Jean-Baptiste. Après 1654, on perd sa trace; on peut supposer qu’elle a succombé à la peste de 1656.
Artemisia Gentileschi ou l’héroïsme féminin
Artemisia a investi le champ de l’héroïsme féminin. Tout son œuvre est traversé par ce thème, que ce soit avec les héroïnes de l’histoire ancienne et religieuse, comme Suzanne et les Vieillards, Esther, Marie-Madeleine, Cléopâtre… ou l’héroïsme issu de sa propre vie. On comprend en effet qu’après la violence sexuelle qu’elle a subi, elle ait cherché du côté de l’héroïsme féminin pour se reconstruire. Mais qu’est-ce qu’une héroïne au 17e siècle ? « C’est une femme qui a été confrontée à ue faute morale ou religieuse et qui a du faire une choix », explique Marie-Jo Bonnet[1].
Lucrèce, héroïne suicidé
Lucrèce, héroïne romaine, fut violée par Tarquin puis se suicida ; son suicide a inaugurée les débuts de la République romaine, en mettant fin à la tyrannie des Tarquins. Ce type de comportement (se suicider après un viol) a inspiré de nombreux tableaux montrant Lucrèce se donnant la mort pour prouver son honneur de femme. Artemisia le traitera une fois en 1621.
Judith, l’héroïne par excellence
Judith est une belle et riche veuve de Béthulie, en Judée, qui vit retirée, fidèle à la mémoire de son époux. Mais lorsque les armées de Nabuchodonosor, commandées par Holopherne, assiègent la ville, elle décide d’agir et de défendre les siens. Aidée d’une servante, elle se présente au camp ennemi et ne tarde pas à séduire le général. Ce dernier, qui donne un banquet en son honneur, l’invite sous sa tente. Elle l’enivre puis, profitant qu’il se soit endormi, le décapite. Désormais sans chef, les soldats s’enfuient et les Juifs de Béthulie triomphent.
Or, c’est de cette héroïne dont va s’emparer Artemisia pour en faire son porte-parole. Judith est une héroïne au plein sens du mot, puisqu’elle est confrontée à une faute, tuer, et à un conflit éthique : faut-il laisser l’armée de Nabuchodonosor envahir son pays ou sauver son peuple en couchant avec le général ? Elle choisit la faute mais une faute libératrice qui fait d’elle une héroïne qui triomphe, contrairement à Lucrèce, qui se suicide.
Artemisia a peint deux versions du meurtre d’Holopherne, et trois autres tableaux représentant Judith et sa servante après le meurtre, « au point qu’il n’est pas exagéré de dire qu’elle a inscrit son nom dans l’histoire de l’art par son génie de la mise en scène du meurtre libérateur. Judith la tyrannicide est devenue pour Artemisia la violée, la réparatrice par excellence. C’est elle qui la fait accéder à son identité de créatrice, après avoir transformé l’agression mortifère en œuvre d’art[2]. »
Le réalisme de ses toiles et la violence qui s’en dégage sont souvent interprétés comme le désir qu’a éprouvé Artemisia de se venger de la violence subie. Il est admis que dans son tableau Judith décapitant Holopherne (1613), Judith a ses propres traits et Holopherne ceux de Tassi.
En 1979, l’artiste sud-américaine Léa Lublin ira plus loin dans l’analyse du tableau faite jusqu’alors. En isolant des éléments, elle a montré que nous n’assistons pas seulement à un meurtre mais aussi à une naissance. Elle s’est rendue compte que la disposition des avant-bras d’Holopherne est telle qu’ils ressemblent plus aux jambes d’une femme en train d’accoucher qu’aux bras d’un homme en train de mourir. De plus, la position des deux femmes est elle aussi très particulière, évoquant celle de deux sages-femmes en train de tirer la tête d’un bébé lors d’une naissance. Léa Lublin a écrit à ce propos : « Scène de mort, la mise en scène du corps par le retournement de ces fragments fait apparaître aussi la scène de la défloration, la scène du viol, la scène de la castration, la scène de l’accouchement, de l’enfantement[3]. » A travers ce tableau, Artemisia montre qu’il est possible, par le travail artistique, de triompher de la violence sexuelle dont les femmes sont victimes.
Dans son tableau Yael tuant Sisera (1620), Artemisia reprend le thème de l’héroïsme féminin en représentant un autre meurtre, celui de Sisera, chef d’armée du roi Jabin, oppresseur des fils d’Israël. Alors qu’il vient de perdre une bataille au pied du mont Tabord, il trouve refuge auprès d’Héber, fidèle à son roi. Mais pendant que Sisera se repose, c’est la femme d’Herber, Yael, qui s’approche de lui et lui enfonce un pieu dans la tête. Par ce geste, Yael libère son peuple.
Ces héroïnes sont aussi souvent perçues comme des criminelles ; elles choquent comme elles fascinent. Et si la cause défendue est noble, c’est le plus souvent l’acte lui-même qui est représenté, violent, atroce, sauvage.
[1] BONNET Marie-Jo, Les femmes dans l’art, La Martinière, 2004, p. 103.
[2] BONNET Marie-Jo, Les femmes dans l’art, La Martinière, 2004, p. 104.
[3] BONNET Marie-Jo, Les femmes dans l’art, La Martinière, 2004, p. 107.
Sources :
- BONNET Marie-Jo, Les femmes dans l’art, La Martinière, 2004.
- LAURENS Camille, Les fiancées du diable, éditions du Toucan, 2011.
A voir :
- Artemisia, pouvoir, gloire et passions d’une femme peintre au Musée Maillol du 14 mars au 15 juillet 2012.
A lire :
- LAPIERRE Alexandra, Artemisia, Pocket, 1998.
A écouter :
- « Les femmes et l’art » sur France Inter, émission Les femmes, toute une histoire, diffusée le 11 mars 2012.
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