Google célèbre aujourd’hui Simone de Beauvoir, née officiellement le 9 janvier 1908, avec un doodle spécial anniversaire. A cette occasion, Elles osent ! vous propose de (re)découvrir cette intellectuelle libre et scandaleuse devenue la référence du féminisme mondial. Retour sur un destin hors-norme.
Simone de Beauvoir naît le 9 janvier 1908. Ses parents occupent alors un confortable appartement boulevard du Montparnasse. Son père, George Bertrand de Beauvoir a étudié le droit mais cet avocat se passionne moins pour le prétoire que pour les salons mondains et surtout le théâtre ; il aurait voulu être acteur. Il épouse Françoise Brasseur, fille d’un riche banquier de Verdun, élevée au Couvent des Oiseaux, de sept ans sa cadette. La famille Beauvoir possède une propriété en Limousin où Simone passera de nombreuses vacances. Toute sa vie l’immersion dans la nature lui restera indispensable, elle aura la passion des paysages, en particulier ceux qu’on gagne à la force du pied, au cours de marches à la limite de l’exploit. En 1914, son père est envoyé sur le front mais victime d’un malaise cardiaque, il revient à Paris, au ministère de la Guerre, jusqu’en 1918. La perte des emprunts russes ruine la famille. Ils sont obligés de déménager dans un logement plus exigu, rue de Rennes. Réduits à de petits métiers aléatoires, mal payées, George comprend qu’il ne pourra pas doter ses filles.
Simone a très tôt le goût de lecture, que suit le désir d’écrire. Vers 8 ans, elle rédige La Famille Cornichon : on s’extasie. En 1910, naît sa sœur, Hélène dite Poupette. A 5 ans et demi, Simone entre au Cour Désir, fréquenté par les filles de la bonne bourgeoisie catholique du 6e arrondissement ; elle y restera jusqu’à l’âge de 17 ans. En 1917, elle y rencontre Elisabeth Lacoin, dite Zaza. S’ensuit une amitié passionnée qui durera jusqu’au décès de celle-ci le 25 novembre 1929. En 1924, elle obtient avec mention bien la première partie de son baccalauréat. En 1925, elle passe avec succès la seconde partie, à la fois en philosophie et en mathématiques élémentaires. L’été 1926, tous ses examens réussis, Simone décide de se spécialiser en philosophie.
En 1927, elle rencontre Jean-Paul Sartre, son aîné de trois ans, normalien, par l’intermédiaire de René Maheu. C’est ce dernier qui va lui donner le surnom de Castor (Beaver en anglais signifie « castor »). En 1929, Sartre et Beauvoir passe l’agrégation. Sartre arrive premier (il avait échoué une première fois) et Beauvoir, deuxième. Paul Nizan arrive 5ème ; Maheu est recalé. La même année, commence aussi sa relation amoureuse avec Sartre. Ils font un pacte : ils se jurent la fidélité d’un « amour nécessaire » sans s’interdire de vivre par ailleurs des « amours contingentes ».
En octobre 1931, elle est nommée professeur de philosophie à Marseille. Elle exercera en divers lieux pendant 12 ans. En 1935, elle se lie d’amitié avec une élève, Olga Kosakievicz pour laquelle Sartre conçoit une passion non payée de retour. L’aventure de ce trio trouvera une transposition romanesque dans L’Invitée. Le « couple » devient « trio », forme qu’il conservera, avec toutes sortes de variantes, pendant les quelques 8 à 10 années de relations amoureuses sexuelles entre Beauvoir et Sartre.
Cependant, sa vocation d’écrivain reste au centre de la vie de Simone de Beauvoir : elle tente au cour de ces années de raconter la mort de Zaza, elle veut nourrir de son vécu des fictions distanciées. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle achève en 1938 Primauté du spirituel, qui n’est pas compris, est refusé par Gallimard et Grasset, et ne sera publié qu’en 1979 puis en 2006, sous le titre : Anne, ou quand prime le spirituel. Elle y dénonce à travers cinq portraits de jeunes femmes, à la fois autonomes et reliés discrètement entre eux, l’oppression du spiritualisme et certains pièges de la mauvaise fois. En 1936, elle est nommée au lycée Molière, Sartre à Pasteur, en 1937. Ils habitent le même hôtel à Montparnasse, mais dans des chambres séparées pour avoir « tous les avantages d’une vie commune, et aucun de ses inconvénients ». Simone de Beauvoir s’installe des journées entières dans des cafés pour écrire, à la Coupole, au Flore, aux Deux-Magots.
En septembre 1939, Sartre est mobilisé. En juin 1940, Sartre est fait prisonnier, envoyé en Allemagne. Paris est occupé. Simone de Beauvoir qui avait suivi l’exode en juin, regagne vite la capitale où elle demeure à son poste au lycée Camille-Sée. Avec son traitement, elle fait vivre en partie sa famille et plusieurs amis sans ressources. Sartre revient de captivité en mars 1941.
Une écriture engagée
On peut dater d’août 1943 la naissance de Simone de Beauvoir écrivain. Avec la parution de L’Invitée, elle entre dans ce monde de la littérature auquel elle aspirait depuis sa jeunesse. Librement inspirée du trio Sartre-Olga-Castor, ce roman porte un regard nouveau sur un sentiment qui ne l’est pas : la jalousie. Reçu favorablement par la critique de tous bords, le roman se vend bien. Elle fait de nouvelles connaissances : Albert Camus, Michel Leiris, Raymond Queneau. Puis Giacometti, grand ami, et Cocteau, plus lointain, qui recommandera Jean Genet.
Après la guerre, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre vivent à la mode de Saint-Germain et de l’existentialisme : ce n’est pas seulement une pensée mais un mode de vie libertaire, noceur et anticonformiste. Sartre est en pleine gloire ; on commence à s’intéresser à Simone, comme sa compagne. En octobre 1945, Sartre fonde avec Simone de Beauvoir une revue de réflexion : Les Temps Modernes. La revue aborde sur tous les thèmes de l’actualité post-guerre : politiques, culturels, littéraires … Jean-Paul Sartre en est le directeur-fondateur.
La rencontre avec Nelson Algren
En janvier 1947, Beauvoir part faire une tournée de conférences aux USA qui durera jusqu’au 18 mai. Elle rencontre l’écrivain Nelson Algren avec qui elle entame une passion amoureuse. En dehors de leurs voyages transatlantiques, ils s’écrivent régulièrement. La correspondance durera 17 ans. Chaque année, ils vont se retrouver en Amérique ou en Europe. Nelson Algren lui demandera de l’épouser. Elle refuse l’exil et le renoncement à son œuvre, à ses amis. Publiées en 1997, les 304 Lettres à Nelson Algren font partie intégrante de cet amour. On découvre dans cette correspondance une tout autre Simone de Beauvoir, que celle, « virile », un peu raide et « auto-contrôlé » des Mémoires. Une des particularités de ses lettres : elles sont écrites en anglais, ce qui favorise peut-être la spontanéité, la « levée de censure » lorsque l’on s’exprime dans une autre langue. Elle écrit presque tous les jours à son « bien-aimé », « son amour », « son chéri » … Elle est « sa femme », « son amante », « son épouse ». Elle portera religieusement toute sa vie la bague- alliance qu’il lui a offerte. Elle découvre avec Nelson pour la première fois de sa vie « un amour vrai, total, l’amour où le cœur, l’âme et le corps, ne font qu’un » ; elle dit qu’elle n’en connaîtra plus d’autre. (Il y aura encore en 1952 Claude Lanzmann)
Le deuxième sexe
Parallèlement à cette relation passionnée, s’élabore en deux ans Le deuxième Sexe, dédié à Jacques-Laurent Bost. Voulant écrire sur elle, elle prend conscience que même si elle n’en a pas personnellement souffert, avant tout elle est une femme. Encouragée par Sartre, elle élargit sa réflexion à la généralité de la condition féminine, poussant l’enquête en direction de la biologie, de la psychanalyse, du marxisme, aussi bien que de l’histoire et de l’anthropologie. Les deux tomes constituent une somme, unifiée par une perspective existentialiste. Les Faits et les mythes paraît en juin 1949 et L’Expérience en décembre. La féminité n’est pas un fait de nature, mais de culture, ne découle pas d’une essence intangible, mais d’une existence historique, ce n’est pas un Destin mais un Produit. Or, c’est au nom d’une prétendue « nature féminine » que depuis des millénaires on a maintenu les femmes, la moitié de l’humanité dans la dépendance, la relativité, la secondarité. Seul l’homme s’est érigé en Sujet, elle est l’Objet ; il est la Transcendance, la lumière, l’activité, elle l’Immanence, la nuit, la passivité. Elle est pour lui l’Autre absolu. Simone de Beauvoir dénonce l’oppression qu’entraîne cette tradition qui passe pour une évidence. Son éducation conditionne la femme mais elle peut et doit déjouer ce piège. 20 000 exemplaires du premier tome sont vendus en une semaine, mais c’est un succès de scandale, qui vaut à l’auteur lettres ignobles et insultes publiques. Françoise Mauriac se déchaîne ; même Camus lui reproche d’avoir ridiculisé le mâle français. Des libraires refusent de le vendre, le Vatican le mettra à l’Index. Le parti communiste, hostile aux existentialistes, décrète que « ça » n’intéresse pas les ouvrières.
Renonçant à vivre à l’hôtel, Simone de Beauvoir s’installe dans un petit appartement près de Notre-Dame. Elle y reçoit Algren, lui fait connaître ses intimes, ses amis, Paris. Elle l’entraîne en Provence, autour de la Méditerranée. Mais en 1950, bien qu’il n’en dise pas un mot à Simone qu’il laisse revenir à Chicago, il a décidé sans préavis de rompre, il veut se marier mais Beauvoir refuse. Finalement, Algren réépousera la femme dont il a divorcé. Simone de Beauvoir du coup a beaucoup plus de temps pour jouir avec Sartre de leur alliance, confortée, si c’est possible, par la fin de leurs respectives amours américaines. « Enfin, nous allons commencer notre vieillesse heureuse », écrit-elle.
En réalité, en 1952, elle entame une relation nouvelle avec Claude Lanzmann, collaborateur des Temps modernes, de 17 ans son cadet, avec lequel elle habite. Elle s’achète sa première voiture. Plus question de vieillesse, elle a oublié son âge, elle rayonne. Elle écrit. Même séparés, ils se verront au moins deux fois par semaine jusqu’à la mort de Simone de Beauvoir, en 1986.
Dans ses œuvres suivantes, il ne sera pas question de féminisme. En 1954, paraît Les Mandarins. Ce roman, auquel elle a travaillé 4 ans, obtient le Goncourt. C’est une évocation des espoirs, des illusions perdues des Français de l’après-guerre, de 1945 à1948.
Entre Montparnasse et le monde
Paris restera toute sa vie le port d’attache de Simone de Beauvoir. Mais une impressionnante série de grands voyages, privés ou semi-officiels, la mène dans le monde entier, dont certains fournissent la matière de nouvelles œuvres. Beauvoir s’engage en 1947 pour une nouvelle tournée de conférences aux Etats-Unis. Ses deux séjours de cette année-là lui inspirent L’Amérique au jour le jour, publié en1948 chez Morihien, repris en 1954 chez Gallimard. Choisissant la forme d’un « journal reconstitué » daté du 25 janvier au 20 mai 1947, elle pointe certaines plaies récurrentes de la société nord-américaine : l’inégalité sociale, le conformisme, le racisme. Simone de Beauvoir retournera de nouveau aux Etats-Unis en 1948, 1950 et 1951 avec Algren, en 1970 sur le chemin du Mexique, puis en 1983.
De 1932 à 1954, Beauvoir se rend à sept reprises sur un autre continent, l’Afrique, encore en partie français et sous l’emprise de la colonisation. En 18 ans, elle ira quatre fois au Maroc.C’est vers la Tunisie où elle part seule en janvier 1946 qu’elle prend l’avion pour la première fois. Conférences, visite de Tunis, puis le Sahel et les oasis, sur les traces de Gide. Elle succombe à la séduction du désert immédiatement, et saisit toute occasion de le revoir : en 1949, avec Algren, en 1948 et 1950 avec Sartre, en 1954 avec Lanzmann. Elle connaît aussi l’Algérie et l’Afrique noire.
Invités par le gouvernement maoïste, Beauvoir et Sartre se rendent en Chine pendant deux mois, en 1955. C’est leur premier grand voyage « officiel » en couple. Ils sont conscients de répondre à une demande intéressé : comme « compagnons de route », populariser en Occident la Révolution en marche, selon une stratégie de séduction coutumière aux régimes marxistes. Le bilan de ce voyage est pour Simone largement positif. Les ennemis de ce régime et de Sartre-Beauvoir attaqueront cette vue jugée naïvement idyllique. Simone de Beauvoir a définitivement ouvert les yeux sur les réalités du tiers monde. Les Temps Modernes ont dénoncé parmi les premiers les camps soviétiques, les procès staliniens, le coup de Budapest ; cependant, ils gardent espoir dans les démocraties populaires.
Elle est invitée avec Sartre pour deux grands voyages quasi officiels en Amérique latine. En février 1960, c’est presque en chefs d’Etat qu’ils sont reçus à Cuba. Ils passent trois jours pleins avec Fidel Castro, rencontrent Che Guevara et d’autres chefs révolutionnaires. Ils repassent par Cuba en octobre, après un séjour de deux mois au Brésil. Voyager demeurera une passion à laquelle Simone de Beauvoir ne renoncera jamais. Elle y attache une valeur infinie.
L’âge de l’autobiographie
Simone de Beauvoir, à l’approche de la cinquantaine, réalise enfin le projet qu’elle poursuit depuis sa jeunesse : écrire sur soi. De 1958 à 1964, elle publie trois volumes de mémoires, complétés par le récit de la mort de sa mère. En 1958 paraît Mémoires d’une jeune fille rangée : de sa naissance à 1929, Beauvoir se raconte. Découpé en quatre parties, le volume suit l’ordre chronologique strict : la petite enfance, l’adolescence, années pénibles mais illuminées par une grande amitié, les études supérieures, et enfin l’année 1929, déterminante. Beauvoir joue avec brio sur les structures du récit d’apprentissage. L’héroïne connaît une série d’initiations, d’épreuves, de crises, mais – et c’est ce qui l’oppose au récit d’apprentissage classique – il ne s’agit pas pour elle de l’intégrer dans la société. Elle se convertit au contraire à des valeurs de liberté et rejette le conformisme auquel la vouait sa condition de jeune bourgeoise. La réussite de l’héroïne est mise en valeur par l’échec parallèle de certains de ses proches, son cousin Jacques, et surtout Zaza. Choisissant de clore son œuvre sur la mort tragique de cette dernière, elle donne à sa propre survie un goût d’injustice et de culpabilité.
Les débuts de la guerre en Algérie
Au printemps 1957, Simone de Beauvoir lit des témoignages sur la torture envoyés à la rédaction des Temps modernes : elle est atterrée. En décembre, elle accompagne Sartre au procès de Mohamed Ben Saddok, auteur, d’un « meurtre politique » : il sauve sa tête. Fin 1958, elle témoigne en faveur de Jacqueline Guerroudj, ancienne élève de Rouen qui a rejoint la résistance armée. On obtient sa grâce. Radicalement antigaulliste, l’équipe des Temps Modernes, avec Jeanson, s’oppose au retour du Général au pouvoir. Simone de Beauvoir se transforme en militante active, elle descend dans la rue pour manifester, prend la parole dans des meetings, mais sans pouvoir empêcher la victoire du « oui » au référendum de septembre. Le 2 juin 1960, dans un article du Monde, elle prend parti pour Djamila Boupacha, jeune membre du FLN violée lors d’interrogatoires dégradants, que défend à la barre Gisèle Halimi. Toutes deux cosigneront en 1962 un recueil de témoignages accablants pour les militaires français. Mais en cette fin de 1960, c’est le « Manifeste des 121 » qui fait la une des journaux. A l’initiative des Temps Modernes dans son numéro d’août, immédiatement saisi, ce texte défend le droit à l’insoumission des appelés en Algérie.
L’actualité est donc mouvementée quand paraît La Force de l’âge, suite des Mémoires, qui couvre les années 1929-1944, de l’union avec Sartre à la Libération. Le livre marque un arrêt en 1939, entre les deux parties : avant et pendant la guerre. Dans un bilan à la fois existentiel et littéraire, Simone de Beauvoir y médite sur son entêtement à préserver son bonheur privé au mépris des signes insistants qui annonçaient le cataclysme. Elle pose aussi l’insoluble question de la sincérité, y répondant par cette sentence lucide : « Je sais qu’on ne peut jamais se connaître, mais seulement se raconter ».
1960 amène aussi Beauvoir à reconstruire sa vie en en liquidant des pans entiers : Camus, définitivement brouillé avec elle et Sartre depuis 1952, est mort dans un accident. En 1961, Merleau-Ponty disparaît. Elle cesse de cohabiter avec Lanzmann. N’arrivant pas à l’oublier, Algren, qu’elle n’a pas revu depuis 9 ans mais à qui elle n’a pas cessé d’écrire, débarque à Paris dans son logement vide. Elle l’y retrouve le 20 mars, au retour de Cuba. Algren quitte la France pendant qu’elle est au Brésil. Elle ne le reverra jamais.
Les événements se précipitent. De Gaulle fait approuver par référendum le droit de l’Algérie à l’autodétermination. Les partisans de l’Algérie française se radicalisent, un putsch éclate à Alger en avril 1961. Sartre et Beauvoir sont menacés physiquement ; le 19 juillet une charge de plastic assez inoffensive explose devant l’appartement de Sartre, 42, rue Bonaparte. Simone de Beauvoir doit aussi quitter son studio, très exposé. La répression d’une manifestation monstre contre l’OAS, le 8 février, entraîne la mort de 8 personnes au métro Charonne. L’équipe des Temps modernes soutient le rassemblement antifasciste favorable à l’indépendance algérienne. Celle-ci est acquise par les accords d’Evian, le 18 mars 1962. En juin, Simone de Beauvoir s’envole pour Moscou. Elle y reviendra avec Sartre chaque année jusqu’en 1966.
Beauvoir rédige la suite de ses mémoires, La Force des choses, qui paraît en 1963. Ce tome couvre les années 1944-1962. Une première partie va de la Libération à 1952, dans la seconde domine l’ouverture sur le monde, les voyages privés avec Lanzmann, avec Sartre, ou plus officiels, la guerre d’Algérie. Le thème unificateur, c’est l’invasion définitive et croissante de « la force des choses » dans l’histoire personnelle. Des extraits de journaux intimes se substituent au récit en certains moments de crise. La « force des choses », c’est aussi le temps qui passe et amène, inéluctable, l’âge, l’entrée dans la vieillesse. Pour Beauvoir qui aime passionnément la vie, une mélancolie, un certain désenchantement découlent inévitablement de cette nécessité haïssable.
En complément au massif de l’autobiographie paraît en octobre 1964 un bref récit qui est un chef-d’œuvre, Une mort très douce. Elle raconte l’agonie de sa mère, les derniers jours passés à son chevet. Jusque dans son apparente froideur clinique, le livre est un cri de révolte contre la mort, jamais douce, toujours une violence absolue faite aux vivants. Le temps s’abolit : mourante, sa mère redevient la belle jeune femme dont l’enfant était amoureuse.
La femme en lutte
Dans le dernier versant de sa vie, Simone de Beauvoir revient au roman et à l’autobiographie, avec la volonté d’explorer, d’innover, de renouveler sa technique et son style. Elle compose un nouvel essai. Sa célébrité lui crée de nombreux devoirs : devenue la référence du féminisme mondial, elle s’implique dans le nouveau mouvement des femmes, le Mouvement de libération des femmes (MLF), dont elles accompagne tous les combats.
Le retour à la fiction : Les Belles images, La Femme rompue
Fin 1966, paraît un roman qui met en scène des personnages très différents de l’auteur et évoluant dans un milieu fort éloigné du sien : Les Belles images. Laurence, l’héroïne, sert de témoin : entre une mère « dans le vent » et un père passéiste, elle n’adhère pas complètement aux valeurs admises autour d’elle, elle doute et vit dans le malaise. Le roman vise à faire parler le silence, à laisser transparaître, sans que l’auteur intervienne, la laideur du monde. Dans cette œuvre, la romancière demandait au public de lire entre les lignes, défi qui n’a pas toujours été relevé.
1968 paraît La femme rompue : recueil de trois nouvelles aussi différentes entre elles par le style, le ton, que par la forme littéraire choisie.
Nouveaux voyages politiques
Aux antipodes, dans ses choix personnels, de l’enfermement de ses héroïnes égocentrées, Simone de Beauvoir communique passionnément avec son temps et se préoccupe de ses drames. Elle a choisi le camp de l’Est contre celui de l’Ouest, du Sud pauvre contre le Nord de l’ « abondance ». Au l’automne 1966, le couple s’envole pour le Japon où leurs œuvres sont traduites, connues, appréciées de la jeunesse et des intellectuels. On leur réserve dans les universités un accueil enthousiaste. Simone de Beauvoir en profite pour se documenter sur le sort réservé aux femmes dans ce pays aux traditions aussi oppressives que celles de la Chine.
Au printemps 1967, elle et Sartre, accompagnés de Lanzmann, débarquent en Egypte, invités officiels de Nasser, avec qui ils s’entretiennent. A l’université du Caire, le public ovationne l’auteur du Deuxième Sexe : le pays est alors à la pointe de l’émancipation des femmes musulmanes. Puis ils passent deux semaines en Israël : ils sont partisans d’un Etat bi-national où les droits des Palestiniens seraient reconnus à égalité avec ceux des Israéliens. Simone de Beauvoir, recevant en 1975 le prix de la Ville de Jérusalem, insistera encore sur cette exigence. Dès leur retour à Paris, la guerre des Six-Jours éclate.Cette même année 1967, ils participent en Suède, puis au Danemark, aux sessions du Tribunal international sur les crimes de guerre américains au Vietnam, réuni à l’initiative de Bertrand Russel.
1968 et ses suites
En créant des fictions autour de l’indigence éthique des sociétés de consommation, Beauvoir était en phase avec la crise latente qui travaillait la France et qui éclate avec les événements de mai 1968. Prise de cours par eux, elle est stupéfaite et amusée de voir la Sorbonne de sa jeunesse transformée par les étudiants révoltés. En toute sympathie avec eux, elle signe plusieurs de leurs manifestes contre la répression policière, mais se tient dans une relative réserve, accompagnant seulement Sartre, plus directement sollicité malgré son âge comme caution du mouvement.
A la fin de l’année, l’exaltation printanière retombe, comme en Tchécoslovaquie. Simone de Beauvoir se rend à Prague après l’invasion des chars russes : cet inadmissible coup de force mettra fin au soutien qu’elle apportait avec Sartre au régime soviétique et accentuera, leurs dissensions avec les communistes français. Elle ne reverra plus Moscou. En France, elle suit de près l’activité déployée par son compagnon pour défendre les divers courants d’extrême gauche mis en avant par les événements de Mai. Contre le pouvoir établi, contre la gauche institutionnelle, Simone de Beauvoir s’exprime dans des journaux régulièrement condamnés et saisis. Pour les aider, le couple s’engage financièrement et juridiquement. Par exemple, Beauvoir va vendre La Cause du peuple avec ses amis à la criée dans les rues de Paris en 1970. Elle sera avec Sartre à l’origine du quotidien Libération.
Retour à l’essai : La Vieillesse
A la fin de La Force des choses, la conscience de vieillir avait inspiré à la mémorialiste de belles et émouvantes pages de méditation désenchantée. D’une interrogation personnelle, elle va passer à une étude générale selon un processus voisin de celui de la naissance du Deuxième Sexe : qu’est-ce que vieillir ? Qu’est-ce que cela implique dans nos sociétés ? Quelle part de nécessité, quelle part de contingence interviennent dans la condition des vieillards ? S’agit-il d’un destin inévitable ou du résultat d’actes humains modifiables ?
La Vieillesse paraît en 1970. Le sort fait aux vieillards est un scandale, telle est sa conclusion. Elle constate combien vieillir est plus tragique pour un ouvrier que pour un professeur, pour une femme que pour un homme. Tous ceux à qui on a volé leur vie souffrent davantage encore de la dégradation qu’apporte la vieillesse. Elle met en cause la société capitaliste qui aggrave les lois biologiques en éliminant inhumainement les hommes et les femmes qui ne sont plus productifs. Son essai connaît un grand succès aux Etats-Unis où le vieillissement de la population devient un problème crucial.
Engagement au féminin
Simone de Beauvoir avait suivi avec sympathie les actions du Planning familial, préfaçant deux ouvrages du docteur Lagroua-Weill-Hallé, dont La Grande Peur d’aimer en 1960. Elle accepte de signer en 1971 le manifeste des 343 dans lequel 343 femmes déclarent publiquement avoir avorté. Beauvoir défile avec le MLF. En 1972, elle préside l’association Choisir qui réclame la dépénalisation de l’avortement et la liberté de la contraception. Elle témoigne au procès de Bobigny. Ce procès devient une tribune pour l’association, que prolongera un livre cosigné Halimi-Beauvoir.Enfin, elle s’associe à l’action en faveur des « femmes battues », autre sujet tabou générateur de mensonges et de silences meurtriers.
Sa vie personnelle l’a aussi ramenée du côté féminin. En 1960, elle rencontre une khâgneuse qui va devenir son amie intime et la compagne la plus chère de la fin de sa vie, Sylvie Le Bon. Comme elle professeur de philosophie, d’une complète indépendance économique, avide voyages et de connaissances, elle l’associe progressivement à sa vie et lui fait connaître tous ses amis, à commencer par Sartre. Sylvie entre au comité de rédaction des Temps Modernes, l’accompagne dans ses combats, toutes deux font chaque été de grands voyages, parcourant en voiture, l’Irlande, le Mexique, l’Autriche … avant de rejoindre rituellement Sartre à Rome pour un long séjour. Dans cette relation, Simone de Beauvoir trouve du réconfort quand la santé de Sartre commence à se dégrader, que l’entourage de celui-ci et son incapacité à dire « non » l’entraînent dans des positions hasardeuses, que sa générosité devient prodigalité et le mène à des difficultés financières. Simone de Beauvoir adopte Sylvie en 1981 et lui donne des directives pour la future gestion des on œuvres.
Retour à l’autobiographie : Tout compte fait
Malgré le sous-titre « essai » qu’on lit la couverture du livre qui paraît fin septembre 1972 (dédié à Sylvie), c’est bien une suite autobiographique que Beauvoir offre à ses lecteurs, elle concerne la décennie 1962-1972. Ici, pas de linéarité chronologique, la composition devient thématique, c’est un bilan réflexif sur les mémoires eux-mêmes, une totalisation existentielle. Elle s’y pose la question du sens de ses conduites, de l’influence de ses premières années sur sa personnalité adulte. « Qui suis-je ? » devient l’interrogation par excellence.
Dans les années 70, Simone de Beauvoir continue à militer à côté des féministes, qui la sollicitent de plus en plus, en France comme à l’étranger. En janvier 1974, elle devient présidente de la Ligue du droit des femmes, émanation médiatique du MLF. Au printemps, elle préface un important numéro spécial des Temps Modernes : « Les femmes s’entêtent ».
La Cérémonie des adieux
Mais ces années sont assombries par l’affaiblissement physique de Sartre. Simone de Beauvoir avait la conviction, elle l’a écrit, que jamais nul mal ne pourrait lui venir de Sartre, sauf s’il disparaissait avant elle. Or, elle voit se produire ce qu’elle redoutait le plus : Sartre meurt le 14 avril 1980. Une pneumonie, le chagrin surtout, anéantissent Simone de Beauvoir pendant de longs mois. Grâce à la présence de Sylvie, elle reprend le dessus. Elle publie à la fin de 1981 La Cérémonie des adieux, relation des dix dernières années de Sartre, suivie de la transcription des entretiens tournés à Rome en 1974. « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder ».En 1983, elle donnera une grande interview sur la morale de Sartre, et publiera une grande partie de la correspondance qu’elle a reçue de lui sous le titre Lettres au Castor.
La référence obligé du féminisme mondial
Simone de Beauvoir s’aperçoit combien elle occupe seule – et sans vraiment l’avoir souhaité – une position éminente dans le monde intellectuel. En France, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, elle devient une sorte d’institution. Amie d’Yvette Roudy, que Mitterrand nomme ministre des Droits de la femme, elle dirige avec elle une commission Femmes et culture. Longtemps hostile aux médias, elle participe à une série de quatre émissions à la télévision, programmée en novembre 1984, sur l’actualité du Deuxième Sexe.
En 1983, Simone de Beauvoir reçoit le prix Sonning, considéré comme le « Nobel danois » et réalise un désir resté très vif : retourner aux Etats-Unis. Elle soutient de son nom célèbre diverses causes, celle du double droit à l’existence d’Israël et de la Palestine. Elle voyage pour son plaisir, fait des projet, connaît une sérénité nouvelle que vient interrompre son décès brutal le 14 avril 1986, six ans jour pour jours après celui de Sartre. Des milliers de personnes accompagnent son dernier voyage. Une phrase d’Elisabeth Badinter barre la « une » du Nouvel Observateur : « Femmes, vous lui devez tout ! »
Sources et bibliographie :
– Bair Deirdre, Simone de Beauvoir, Fayard, 1991.
– Bouchardeau Huguette, Simone de Beauvoir, Flammarion, 2007.
– Chaperon Sylvie, Les années Beauvoir, 1945-1970, Fayard, 2000.
– Moreau Jean-Luc, Simone de Beauvoir, Le goût d’une vie, Ecriture, 2008.
– Rowley Hazel, Tête-à-tête, Beauvoir et Sartre, un pacte d’amour, Grasset, 2006.
– Sallenave Danièle, Castor de guerre, Gallimard, 2008.
Etudes, mémoires :
– Simone de Beauvoir, mémorialiste
Filmographie :
– Les amants du Flore, téléfilm de 2006 avec Anna Mouglalis.
– Sartre, L’âge des passions, fiction en deux parties, diffusée en décembre 2006 avec Denis Podalydès et Anne Alvaro.
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