« Je semble être incapable de fidélité. […] Ma seule justification : je sépare mes amours en deux moitiés », déclare la romancière Vita Sackville-West en 1920. Elle ne pouvait mieux résumer sa vie. Cette aristocrate anglaise fut une anti-conventionnelle dans l’âme, une femme passionnée et déroutante qui a caché longtemps une dualité constitutive d’une vie hors du commun.
En 1913, à l’âge de 21 ans, Vita épouse Harold Nicolson, un jeune fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. C’est un mariage d’amour même si chacun, au fond de soi, a des inclinations pour l’autre sexe. Son union avec Harold donne à Vita un équilibre, elle met de côté pour un temps ses amours féminines. Mais Harold est souvent absent. Vita pour combler sa solitude travaille d’arrache-pied et termine Heritage, son premier roman. Un soir où elle se sent seule et cherche une oreille compatissante, elle ouvre son cœur à son amie d’enfance, Violet Keppel. Cette dernière, qui est amoureuse de Vita depuis des années, voit là une occasion inespérée. La relation scandaleuse et épanouissante qui va bouleverser la vie de la jeune aristocrate débute à Long Barn le 18 avril 1918. Vita écrira Ceux des îles, roman inspiré de ses amours avec Violet.
L’ardeur de leur amour décroît à partir de 1921. Vita concentre son énergie sur son foyer, son travail et ses enfants, jusqu’à la rencontre avec Virginia Woolf en 1922. En 1923, les deux femmes se voient peu ; rien de surprenant dans la mesure où Vita a fort à faire avec ses deux nouveaux amants, Geoffrey Scott et Dorothy Wellesley. Puis en 1925, les deux femmes se rapprochent progressivement, mues par leur goût commun pour la littérature. Enfin, en décembre, Virginia passe un long week-end à Long Barn, seule en compagnie de Vita. C’est le début de leur relation où la sexualité occupe une place certes, mais timide, sporadique et pas toujours satisfaisante. La correspondance entre les deux femmes prend un tour plus passionnel lorsque Vita s’embarque pour la Perse avec Dorothy Wellesley en janvier 1926. A son retour, Vita et Virginia passent un nuit ensemble. Mais leur relation a des hauts et des bas, au gré des autres rencontres de Vita. C’est à cette époque que Virginia se lance dans l’écriture d’Orlando, inspiré de la vie de Vita.
Au début de 1928, Virginia met la dernière main à Orlando. La romancière aime encore Vita mais elle doit admettre qu’elle n’occupe plus la première place dans son cœur. Depuis sa rupture avec Mary Campbell, Vita s’est entichée de Hilda Matheson, productrice d’émissions à la BBC. Lorsque Vita découvre son exemplaire d’Orlando, elle abandonne tout ce qu’elle avait en cours. Elle est impressionnée et très flattée par la comparaison entre le fringant Orlando et elle-même. Orlando, qui avait débuté presque comme une plaisanterie, une récréation entre deux romans difficiles, Vers le phare et Les Vagues, accède à la célébrité parce qu’on y voit une déclaration d’amour à Vita. Orlando est, pour citer Nigel Nicolson, le fils de Vita, la lettre d’amour la plus aboutie de Virginia. Ce livre lui permet en tout cas d’exorciser, au moins en partie, ses sentiments douloureux pour Vita et l’aide à conjurer son désir obsessionnel de la reconquérir.
Vita a véritablement trouvé dans le désordre amoureux un bienfait épanouissant en restant toujours fidèle à ses sentiments. Dans le cas de Vita, comme dans celui de Violet ou de Virginia, l’homosexualité n’exclut pas ici le conformisme social : toutes trois sont mariées et mènent une vie en apparence rangée. Elles sont sans doute assez représentatives de la majorité des lesbiennes de l’époque, qui vivent une double vie de femme mariée et d’amoureuse, sans être inquiétées, simplement parce que les couples féminins attirent peu l’attention.
Reste qu’au gré de leurs relations extraconjugales, Harold et Vita se sont aimés d’un amour inconditionnel et sincère qui a duré jusqu’à la mort de Vita en 1962. Leur union était loin d’être conventionnelle certes mais ils se sont épaulés, protégés. La liaison passionnée de Vita et Violet n’a pas détruit leur union physique ; elle a offert à Vita une alternative à un moment où elle connaissait une crise dans son couple.
Et leur fils Nigel de conclure: « C’est l’histoire de deux personnes qui se marièrent pas amour et dont l’amour s’approfondit d’année en année, malgré leur infidélité mutuelle, constante et consentie. Tous deux aimèrent des gens de leur propre sexe, mais pas exclusivement. Non seulement leur mariage survécut à l’infidélité, à l’incompatibilité sexuelle, à de longues absences, mais il en devint, en fin de compte, plus fort et plus beau».
Sources :
- GLENDINNING Victoria, Vita. La vie de V. Sackville-West, Albin Michel, 1987.
- NICOLSON Nigel, Portrait d’un mariage, Stock, 1974, réed. 1994.
- SACKVILLE-WEST Vita et WOOLF Virginia, Correspondance, 1923-1941, Le livre de poche, 2013.
- WOOLF Virginia, Orlando, Le livre de poche, 2002.