« Je fais de la photographie car ça me fait comprendre le monde. » Le monde de Jane Evelyn Atwood, c’est celui des opprimés, des exclus, des démunis. Les prostituées de la rue des Lombards mais aussi celles de Port au Prince, les aveugles, les femmes en prison, les victimes de mines antipersonnel… la photographe américaine rend visible l’invisible, le mal visible.
En organisant la première grande rétrospective consacrée à Jane Evelyn Atwood, la Maison européenne de la photographie nous a fait découvrir, grâce à quelques 200 tirages, le travail relativement méconnu mais sans concession d’une femme engagée « fascinée par les gens et comment ils vivent, par la condition humaine. »
Née à New York et vivant à Paris depuis 1971, Jane Evelyn Atwood achète son premier appareil photo en 1976 et commence à photographier un groupe de prostituées à Paris. C’est en partie la force de ces images qui lui valut d’obtenir la première bourse de la Fondation W. Eugene Smith en 1980 pour un autre sujet qu’elle venait d’aborder : les enfants aveugles. Elle n’avait encore jamais publié de photo. Au cours des années suivantes, Jane Evelyn Atwood réalise plusieurs séries parmi lesquelles un reportage de dix-huit mois sur un régiment de la Légion étrangère où elle suit les soldats de Beyrouth au Tchad ; une chronique de quatre mois et demi sur le premier malade du sida en France, qu’elle accompagne jusqu’à sa mort ; et une étude de quatre ans sur les victimes de mines antipersonnel qui la conduit du Cambodge en Angola, en passant par le Kosovo, le Mozambique et l’Afghanistan, toujours avec le même regard personnel et engagé.
Les femmes sont à nouveau au cœur des préoccupations de la photographe dans un projet intitulé « À contre-coups », conçu et réalisé en collaboration avec Annette Lucas. Quinze portraits écrits et photographiques livrent le récit de violences faites aux femmes, refusant le misérabilisme, ces portraits témoignent avec force du courage et du sentiment de liberté que ces femmes ont su reconquérir.
En 2005, Jane Evelyn Atwood se rend à Haïti, sa vision rompt radicalement avec l’imagerie que l’actualité impose régulièrement pour évoquer ce pays. Fascinée par ses habitants, la photographe choisit d’utiliser la couleur, avec ses ombres et ses contrastes, pour témoigner de la dignité et des espoirs d’un peuple qui ne se résout pas à la fatalité.
L’œuvre de Jane Evelyn Atwood traduit une profonde intimité avec ses sujets, tissée au fil des années. Fascinée par les personnes hors normes et par la notion d’exclusion, elle pénètre des mondes que la plupart d’entre nous ignorent ou décident d’ignorer. Elle se consacre entièrement aux sujets qui la mobilisent, donnant à chacun le temps nécessaire – parfois plusieurs années – pour le sonder au-delà des apparences. Si cette exploration, en profondeur, caractérise sa démarche photographique, elle a néanmoins couvert ponctuellement des événements de l’actualité, tels le tremblement de terre de Kobe en 1995, les attentats contre le World Trade Center du 11 septembre 2001 et la Convention démocrate de 2004.
Jane Evelyn Atwood qualifie sa méthode d’obsessionnelle. Elle ne passe à un autre sujet que lorsqu’elle a le sentiment d’avoir pleinement compris celui qui l’absorbait et sa relation personnelle avec lui, jusqu’à ce que ses images traduisent cette empathie.
Femmes en prison : trop de peines
1989. Jane Evelyn Atwood entreprend de photographier les femmes incarcérées et parvient à pénétrer dans des prisons de femmes, y compris dans les quartiers des condamnées à mort. Un travail monumental portant sur quarante prisons dans neuf pays d’Europe, en Russie et aux États-Unis,
« Avec les prisons, c’est la rage qui m’a transportée jusqu’au bout car j’étais tellement choquée par ce que j’ai vu », raconte-t-elle. Pendant dix ans, elle va rencontrer et photographier des femmes emprisonnées aussi bien pour des délits mineurs que pour des crimes plus graves. Atwood leur donne la parole, les écoute et au fil du temps noue des liens profonds avec les prisonnières. Elle dénonce leurs conditions de détention. Le pire semble atteint en Russie au début des années 1990. « J’y suis allée avant la chute du régime communiste. A Perm, près de la Sibérie, les femmes devaient porter le foulard, un tablier avec leur nom, elles étaient employées à fabriquer les uniformes des pompiers russes de 8 à 18 heures, sans interruption. Pas de cellule: 180 femmes par dortoir, des lits superposés, des gamelles de métal où était servie une soupe non identifiable avec un morceau de pain. C’était sauvage. Malgré tout, l’internement intégrait les actes naturels de la vie: les rapports sexuels, les enfants. Il y avait deux «parloirs conjugaux» par an, qui permettaient aux femmes d’avoir des rapports avec leurs maris, et une nursery superbe. En France ou aux Etats-Unis, on considère que la suppression de tous ces aspects naturels de la vie (sexe, maternité) fait partie de la punition », explique la photographe à Libération en 1998.
Atwood nous montre la violence de leur quotidien, les souffrances physiques et morales des détenues, les humiliations aussi. En prison, les femmes, contrairement aux hommes, retournent leur agressivité contre elles-mêmes: elles se déchirent avec des objets pointus, des cailloux, se frottent jusqu’au sang contre les murs. La violence, chez les femmes, c’est plutôt l’automutilation.
Derrière les images et les maux, la photographe nous interpelle : la justice est-elle la même selon le sexe de l’accusé(e)? Les hommes et les femmes sont-ils égaux devant la peine ? Car la situation des femmes en prison est spécifique. « Elles sont toutes incarcérées à cause d’un homme. Souvent, elles ont été abusées, très jeunes, dans leur propre famille. En général, on leur inflige des peines proportionnellement plus lourdes que leur «complice». Elles sont, en outre, victimes du préjugé général. »
Le regard de Jane Evelyn Atwood est dur, vrai et émouvant. Ses photos sont un cri d’alarme : que va-t-il se passer si nous ne changeons rien ? Elles nous laissent en état de choc.