Exposition « Women House » : les artistes mettent la maison sens dessus dessous

Quand deux notions : un genre – le féminin, et un espace – le domestique se rencontrent, cela donne une magnifique exposition au Musée de la Monnaie de Paris : Women House. « Soyez créatives, refusez votre rôle », affirme l’artiste Birgit Jürgenssen alors que les femmes ont été pendant des siècles confinées à la sphère privée. Cette évidence historique est pourtant loin d’être une fatalité comme nous le montre Women House.

Les artistes exposées se sont saisies de ce sujet complexe pour remettre la femme au centre d’une histoire de l’art et de l’architecture dont elle était absente, voire victime. Leurs œuvres interrogent précisément les évidences dont elles soulignent la construction théorique et parfois politique : et si l’espace domestique, plutôt qu’un lieu assigné à la femme, était un lieu de domination du corps féminin ?

Dans cette exposition, les artistes mettent la maison sens dessus dessous : le lieu symbolique de l’enfermement devient celui de la construction de l’identité, l’intime devient politique, l’espace privé devient public, le corps se transforme en architecture. Selon les contextes culturels, les générations d’artistes, la maison se ramifie dans une maison-corps, une maison-pays, une maison-monde.

Le titre de l’exposition rend hommage à l’exposition Womanhouse organisée par Miriam Shapiro et Judy Chicago en 1972 à Los Angeles. Constituée de 17 « pièces » transformées par 25 femmes artistes, cette installation a marqué un tournant décisif dans l’histoire de l’art féminisme.

Desperate housewives

Les années 1970 en Europe et aux Etats-Unis marquent un tournant dans l’histoire de l’émancipation de la femme grâce à la conquête de certains droits fondamentaux. Pour la première fois, des questions comme la maternité, l’avortement, la sexualité, l’éducation des enfants, le rôle actif des femmes sur la scène publique occupent le débat public et politique.

Birgit Jürgenssen, « Ménagères – Tablier de cuisine », 1975.

Les artistes de cette génération attaquent avec virulence le système patriarcal : la maison devient pour elles le symbole de l’enfermement de la femme et de la soumission au pouvoir masculin. Avec humour et ironie, elles parodient les stéréotypes liés à la vie bourgeoise de l’époque où la femme restait confinée chez elle. Ces artistes démontrent le décalage entre les promesses du bonheur de la vie conjugale promu par les publicités de l’époque notamment et la misère des tâches quotidiennes.

Ainsi, l’artiste autrichienne Karin Mack perçoit le repassage comme un acte tout à fait contemplatif. Le titre de sa performance est cependant sous-tendu d’ironie puisqu’elle s’habille en noir, étend son corps sur la planche à repasser, laisse prendre ses bras, ferme les yeux et proclame la « mort de la femme au foyer », comme si la planche était une sépulture.

Karin Mack, « Rêve de repassage », 1975.

La maison, cette blessure

Les artistes mettent également en lumière ici les limites physiques et psychologiques de leur espace, et les affrontent. L’artiste autrichienne Birgït Jürgenssen se photographie au milieu des années 1970 en bourgeoise modèle s’appuyant contre une vitre sur laquelle est écrit : « Je veux sortir d’ici ».

Birgit Jürgenssen, « Je veux sortir d’ici », 1976.

A la même période, Lydia Schouten, dans une performance, va et vient à l’intérieur d’une cage, vêtue d’un justaucorps blanc et humide, et se frotte aux barreaux sur lesquels sont attachés des pastels gras. Elle compare ce processus au besoin des femmes de se maquiller malgré l’isolement et l’enfermement dans leur foyer. Helena Almeida, artiste portugaise, rend compte d’un même sentiment d’emprisonnement en plaçant sa main sur les portails métalliques des maisons. Ses photographies symbolisent de surcroît l’isolement du pays sous la dictature qui a sévi jusqu’en 1974.

Ces femmes nous font entendre leur cri de révolte ; il ne leur reste plus qu’à avoir le courage d’abattre à coups de marteau les murs pour gagner cette liberté tant rêvée, à l’instar de Monica Bonvicini dans une vidéo de la fin des années 1990.

Une chambre à soi

Kirsten Justesen, « Portrait dans une armoire avec collection », 2013

« Car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maison pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnées de leur force créatrice », écrit Virginia Woolf dans Une chambre à soi en 1929. Si la maison peut être pour certaines artistes un symbole d’enfermement et d’aliénation, elle devient pour d’autres une source d’inspiration et de réinvention de soi, un laboratoire de création ou encore un refuge. Claude Cahun et son double – une armoire ouverte – ne font qu’un et entrent en résonance avec la pensée de Virginia Woolf. Kirsten Justesen reproduit en 2013 la posture de Claude Cahun montrant l’intemporalité de cette image.

 

Maison de poupée

« Mais notre maison n’a été rien d’autre qu’un espace de jeux. Ici, j’étais ton épouse de chiffon, ta poupée, comme j’étais la poupée de papa », dit Nora, protagoniste de la pièce de théâtre Une maison de poupée de l’écrivain Henrik Ibsen. Cette œuvre écrite en 1879 eut un retentissement sans précédent sur les premiers mouvements d’émancipation féminine de la fin du 19e siècle. Ibsen transforme ce jouet en une prison où la femme-objet se trouve, d’une pièce à l’autre, prise au piège des fantasmes et représentations de genre.

Rachel Whiteread, »Jeu d’échecs moderne », 2005

Un siècle plus tard, plusieurs artistes détournent la représentation miniaturisée de la sphère domestique qu’est la maison de poupée. Laurie Simons en photographie une à l’intérieur de laquelle elle place une figurine de femme au foyer debout, assise ou agenouillée, dans les pièces où des tâches lui sont assignées.

Rachel Whiteread conçoit un jeu d’échec à partir de la reproduction d’objets d’une maison de poupée lui appartenant. Sur fond de moquettes dépareillées formant le damier, l’artiste substitue aux pièces de l’échiquier les objets du quotidien d’une femme au foyer.

L’Exorcism House de Penny Slinger représente, de façon cauchemardesque, des scènes d’abus et de violences.

Empreintes

Les artistes ici parlent d’absence : celle du corps ou celle d’un lieu. Elles montrent les traces de ce qui reste – un matelas, par exemple, une maquette, ou des fragments de bâtiments qui n’existent plus. Il s’agit pour les artistes de préserver la mémoire des lieux voués autrement à l’oubli. Ainsi l’iranienne Nazgol Ansarinia recrée le mur d’un bâtiment de Téhéran détruit. Son oeuvre témoigne d’un changement rapide de la ville de Téhéran ces dernières années. Aujourd’hui, 70% des Iraniens vivent dans des villes. Le processus d’urbanisation a mené à la destruction des traditionnelles petites maisons basses pour faire place à de grands complexes résidentiels, effaçant pour toujours la mémoire de ces lieux. Membrane (2016) est une tentative de garder trace du passé à travers la reconstitution d’un mur.

Construire, c’est se construire

Dans les années 1970, les artistes femmes se rebellent contre la privation d’espace réel – d’exposition ou de travail – et symbolique – de reconnaissance. Les deux artistes exposées ici bâtissent des œuvres qui peuvent être considérées comme des manifestes de ces années.

La Salle à manger de l’artiste portugaise Ana Vieira nous paraît à la fois familière et étrange. Composée de plusieurs voiles suspendus les uns à l’intérieur des autres, cette œuvre met en scène les clichés d’un espace bourgeois où la rigueur qui détermine l’arrangement des objets n’a d’égale que leur oppressante banalité.

VIDEO – Ana Vieira , « La Salle à manger », 1971

L’œuvre Triplice Tenda (Triple tente) de Carla Accardi, une des rares femmes de la scène italienne de l’après-guerre, est constituée de tentes polygonales contenues les unes dans les autres. Les motifs en arabesques évoquent les monuments byzantins alors que la couleur rose traduit l’intimité du corps. La tente symbolise pour l’artiste « une vie libre hors du cadre structuré de la civilisation ». Ses dimensions imposantes et sa forme évoquent une maison-monument, un lieu de méditation.

Mobil-Homes

Après la chute du mur de Berlin, une nouvelle génération d’artistes femmes explorent un « vivre autrement » par le biais d’abris qui questionnent le nomadisme et l’exil, l’individu face au collectif ou encore la mobilité et l’évasion. Andrea Zittel conçoit des mobil-homes destinés à être attachés à l’arrière de sa voiture et, en principe, à parcourir le monde. La question de l’expulsion est abordée dans la série de photos de l’artiste sud-africaine Sue Williamson.

Femmes-maisons

L’association formelle entre le corps de la femme et l’architecture de la maison apparaît pour la première fois dans une série de peintures de 1945-1947 de Louise Bourgeois. Ses « Femmes-maisons » montrent à quel point la femme était absorbée ou dévorée par le foyer domestique dont elle était la nourricière et le soutien.

Louise Bourgeois, « Femme maison », 1994

Cinquante ans plus tard, l’artiste explore ce thème différemment avec la série des spiders (araignées). Cet animal représente la mère protectrice ; son ventre rempli d’œufs est un repère, une architecture qui protège.

Louise Bourgeois, « Spider », 1994

A partir des années 1960, Niki de Saint Phalle crée à son tour la série des « Nanas-maisons » : à force de grandir, ses nanas finissent par devenir architectures et leur corps généreux par s’ouvrir et laisser place au visiteur, qui peut s’y réfugier et rêver.

Niki de Saint Phalle, « Nana-Maison II », 1966-1987

Aujourd’hui, l’artiste céramiste Elsa Sahal conçoit des autoportraits en forme de grottes qui deviennent le symbole de l’utérus maternel : ce ventre qui abrite et donne la vie. Comme la caverne de Platon d’où sortent les hommes les plus désireux de connaissance, els autoportraits de l’artiste témoignent d’un corps puissant, capable de créer et de faire naître.

Exposition Women House à la Monnaie de Paris jusqu’au 28 janvier 2018.