Assia Djebar, l’écriture avant tout

« J’écris contre la mort, j’écris contre l’oubli… J’écris dans l’espoir (dérisoire) de laisser une trace, une griffure sur un sable mouvant, dans la poussière qui monte, dans le Sahara qui monte ». Des traces, l’algérienne Assia Djebar en a laissées en écrivant plus d’une quinzaine de romans, pièces de théâtre et scénarios. Son œuvre, aujourd’hui traduite en une vingtaine de langues, interroge l’Histoire et les destins de femmes dans les sociétés musulmanes. Devenue célèbre aux Etats-Unis, elle a préféré à l’action militante un cheminement plus intérieur. Elue à l’Académie française en 2005 bien qu’elle n’ait jamais vraiment été reconnue en France, l’écrivaine algérienne est décédée samedi 7 février à l’âge de 78 ans.

Une enfance dans l’Algérie coloniale

C’est à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger que Fatma Zohra nait en juin 1936.  Elle passe son enfance à Mouzaïaville dans la Mitidja où son père est instituteur. Elle fréquente l’école française puis entre dans une école coranique privée ; elles sont alors deux filles au milieu des garçons. « Mon enfance, dans l’Algérie coloniale, s’est passée dans deux lieux. Mon père était instituteur. L’année scolaire se déroulait dans un petit village de colonisation, dans la plaine de la Mitidja, non loin d’Alger. Mon père était le seul instituteur algérien musulman, au milieu de collègues français, la plupart débarqués récemment de la France métropolitaine. Quand arrivaient les vacances scolaires, nous retournions à la ville d’où est originaire toute ma famille maternelle et paternelle. (…) Dans cette cité, repeuplée au seizième siècle par des familles de réfugiés andalous, toutes mes attaches et les traditions des miens se trouvent là. Alors que, dans le petit village de colonisation, nous étions isolés : la population autochtone étant presque entièrement composée d’ouvriers dépossédés, salariés dépendant de colons français très riches. »

Le plaisir de lire

En 1946, Fatma Zohra entre au Collège de Blida, section classique ; elle étudie le latin, le grec et l’anglais. Elle est alors la seule musulmane dans sa classe. « J’ai quitté la vie familiale à dix ans pour aller au collège de Blida. Mon père était passionné d’histoire, pendant les longues siestes d’été, je lisais ses collections sur La Révolution française avec les portraits de tous les grands révolutionnaires de 1789… Sur le plan littéraire, mon père aimait Anatole France, et naturellement les classiques du 19eMoi, ce qui m’a d’abord marquée, vers l’âge de treize ans, à la pension où j’étais à Blida, ce fut un livre : « La Correspondance d’Alain Fournier et de Jacques Rivière. » Deux jeunes étudiants, à dix-huit ans, au début de ce siècle, découvraient Gide, Claudel, puis Giraudoux… Grâce à ce livre, j’ai commencé, plus jeune que les autres, à lire, à lire vraiment, à faire la différence entre les livres de littérature qui vous forment et, disons, les livres pour enfants, livres d’aventures et de simple évasion… »

En 1953, Fatma passe le bac puis entre en Hypokhâgne au Lycée Bugeaud à Alger, où Albert Camus a fait ses études.

 Première algérienne admise à l’ENS

En octobre 1954, son père accepte de la laisser partir en khâgne à Paris, au Lycée Fénelon où elle rencontre Jacqueline Risset. Fatma réussit l’entrée à l’ENS de Sèvres et devient la première algérienne admise à l’Ecole normale supérieure. A partir d’octobre 1955, en première et deuxième années, elle choisit non pas la Philo mais l’Histoire. Elle aurait aimé étudier l’arabe littéraire mais cet enseignement n’existe pas.

A l’âge de 21 ans, elle publie son premier roman La Soif, qu’elle a écrit en deux mois. Il est traduit aussitôt aux Etats-Unis où il a du succès et reçoit une importante édition en livre de poche. Elle sera saluée comme la « Françoise Sagan musulmane ». Fatma Zohra prend alors le pseudonyme de Assia Djebar à cause de ses parents et à cause de l’administration de l’Ecole. Dès les premières phrases, elle réadapte la langue française au rythme des chants berbères, aux cris de douleur et aux murmures des femmes algériennes voilées. La nécessité de l’écriture ne cessera plus de la posséder. Une écriture d’opposition et de révolte, une écriture de rapprochement, aussi. « Écrire, pour moi, c’est d’abord recréer, dans la langue que j’habite, le mouvement irrépressible du corps au dehors ». Suivront, en 1958, Les Impatients et Les Enfants du nouveau monde.

« Tout le Maghreb a refusé l’écriture. Les femmes n’écrivent pas. Elles brodent, se tatouent, tissent des tapis et se marquent. Ecrire c’est s’exposer. Si la femme, malgré tout, écrit, elle a le statut des danseuses, c’est-à-dire des femmes légères. L’écriture pour obtenir un diplôme supérieur est admise. Pas pour créer. J’ai pris un pseudonyme quand j’ai écrit mon premier roman. Je ne m’appelle pas Assia Djebar. Le pseudonyme c’était un voile. Je brouillais les pistes ». 

 L’exil à Tunis

Assia épouse en 1958 un militant algérien rallié à la cause nationale. L’Algérie se bat pour son indépendance. La sécurité de son mari est menacée. Elle le suit dans sa clandestinité. Son exil l’entraîne à Tunis, où elle prépare son diplôme d’histoire.

À Tunis, elle travaille comme journaliste en collaboration avec Frantz Fanon. Elle se rend dans les camps, aux frontières tunisiennes, avec la Croix Rouge et le Croissant Rouge, où elle fait des enquêtes parmi les paysans algériens réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef.  Son quatrième roman Les Alouettes naives, qu’elle publiera en 1967, retrace cette période. A Tunis, en 1958, Assia rencontre Kateb Yacine, écrivain algérien (1929-1989). Elle prépare, sous la direction de Louis Massignon, un Doctorat d’Histoire sur Aïcha el Manoubia, sainte patronne de Tunis à la fin du 12e siècle, et étudie le récit des miracles.

 En septembre 1959, Assia retrouve au Maroc son professeur en Sorbonne Charles-André Julien, spécialiste de l’Histoire de l’Algérie, qui est Doyen de la Faculté des Lettres de Rabat. Elle enseigne pendant trois ans comme Assistante en Histoire. A l’été 1960, elle écrit Les Enfants du nouveau monde. Certains récits lui sont inspirés par sa mère et sa belle-mère qui viennent lui rendre visite à Rabat et qui lui racontent des épisodes de la guerre à Blida vue depuis le patio des femmes.

Enseigner l’Histoire

Le 1er juillet 1962, Assia rentre à Alger, envoyée par Françoise Giroud, directrice de l’Express, pour faire un reportage sur les premiers jours de l’Indépendance. Le 1er septembre, elle est nommée Professeur à l’Université d’Alger où elle est la seule Algérienne à enseigner l’Histoire. Assia choisit de travailler sur le 19e siècle et l’Etat de l’Emir Abdelkader. Elle enseigne jusqu’en 1965. L’Histoire, comme la Philosophie, doivent alors être arabisées : Assia se met en disponibilité et quitte Alger pour Paris.

Elle qualifiera cette partie de sa vie, de « tangage » et « d’interrogation profonde » qui l’ont fait garder le silence pendant dix ans. Elle s’expliquera : « J’avais choisi d’arpenter mon pays pour des reportages, des enquêtes, des repérages de cinéma, envahie que j’étais par un besoin de dialoguer avec les paysannes, des villageoises des régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle, et cela douze ans après l’indépendance ».

Femmes d’Alger

Assia Djebar retourne à Alger en janvier 1974. Elle enseigne la littérature française et le cinéma au Département de français de l’Université. Elle dépose à la télévision algérienne un projet de film qui est un documentaire-fiction sur la tribu de sa mère, les Berkani, au nord de Cherchell. Le tournage du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua débute ; il a pour lieu principal Tipasa, avec deux comédiens et des acteurs non-professionnels. En même temps, Assia assure ses cours de littérature à l’Université. Plusieurs chapitres de son roman Vaste est la prison évoquent des épisodes du tournage.

La réception du film en 1978, lors de la première projection à Alger, est houleuse. Sélectionné par le festival de Carthage, La Nouba, après la première projection, est retiré de la compétition sur la demande des cinéastes algériens. Les critiques étrangers protestent et réclament une seconde projection. Un an plus tard, elle reçoit le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Le public est enthousiaste. Et en 1980, elle est invitée avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua au premier Festival de femmes. La Télévision algérienne ne donne pas suite : il faut attendre 1995 pour que le film soit diffusé par « Women Make Movies » à New York.

Elle publie un recueil de nouvelles : Femmes d’Alger dans leur appartement« Je pense que c’est la partie non francophone de mon enfance, la relation que j’ai eue avec ma grand-mère et des femmes de chez moi, qui nourrissent ma solidarité féministe. Je la revendique par la tradition arabe qui fait que les femmes, tout en étant enfermées, sont vivantes. L’espace est restreint. Nos mères n’avaient pas conscience du dehors, mais elles avaient conscience de leur lutte contre les hommes. Leur arme fut, comme dirait Bourdieu,  » la stratégie matrimoniale « . Le fils que l’on perd, on le récupère par le mariage ; on le récupère par un pouvoir qu’on va exercer sur les autres femmes. Derrière ce matriarcat, je pense qu’il y a une vraie tradition de solidarité non matriarcale ». 

« Ecrire, c’est s’exposer »

En 1982, au tournant de la quarantaine, Assia Djebar retourne à Paris, convaincue qu’en écrivant à distance, elle viserait le coeur même de l’Algérie. Elle se retire à l’Hay-les-Roses pour se consacrer à l’écriture. Mais auparavant, l’oeuvre s’est enrichie. Depuis plus d’une décennie, l’auteur ne parle plus uniquement des femmes, mais intègre dans sa création la dimension politique et historique de l’Algérie. Des souvenirs personnels se mêlent aux questionnements identitaires.

Elle travaille à un nouveau film de montage à partir des Archives à Paris : La Zerda ou les chants de l’oubli, avec le musicien Hamed Essyad. Le film est financé par la Télévision algérienne. En février 1983, il obtient au Festival de Berlin le Prix du Meilleur Film historique. Détachée au Centre Culturel Algérien à Paris jusqu’en 1994, elle y organise entre autre un colloque sur l’œuvre de Mohammed Dib. Elle est nommée par Pierre Bérégovoy au Conseil d’administration du Fonds d’action sociale ; elle y restera six ans.

En 1989, elle publie Ombre sultane et en 1991, Loin de Médine. A partir de 1992, Assia Djebar donne des conférences dans les Universités d’Amérique du Nord et du Canada. En 1995, elle publie Vaste est la prison, écrit à Paris en 1994. A Berkeley, où elle est professeur invité, elle commence à écrire Le Blanc de l’Algérie, hantée par les assassinés d’Algérie. Elle reçoit le prix Maurice-Maeterlinck à Bruxelles. Elle accepte alors la direction du Centre Francophone de l’Université de Louisiane, à Baton Rouge. Elle s’installe aux Etats-Unis.

Elue à l’Académie française

Elle est élue, le 16 juin 2005, à l’Académie française, au fauteuil du professeur Georges Vedel, par 16 voix contre 11 pour le romancier Dominique Fernandez. Il y a eu deux bulletins blancs et trois autres marqués d’une croix (refus catégorique des candidats). Assia Djebar devient ainsi le premier auteur du Maghreb à siéger sous la Coupole. « L’Académie a rendu hommage à mon entêtement d’écrivain et a dû prendre en compte mon travail pour la francophonie. Je suis très touchée qu’à l’Académie où sans doute beaucoup de gens ne connaissaient pas mes livres, on ait accepté de voir qu’il y avait chez moi un vrai entêtement d’écrivain en faveur de la littérature et, à travers cette littérature, pour mes racines de langue arabe, de culture musulmane ».

C’est la cinquième femme à y siéger depuis l’élection de Marguerite Yourcenar en 1981 et la seconde personnalité africaine après Léopold Sédar Senghor en 1983. « Je ne suis pas un symbole, objecte la nouvelle académicienne. Ma seule activité consiste à écrire des livres qui tentent d’apporter un éclairage sur ce que peut être l’identité maghrébine ».

 Sources :

  • Assia Djebar Speaking : An Interview with Assia Djebar, Edited by Kamal Salhi “International Journal of Francophone Studies”, Vol. 2, No. 3, 1999.
  • Le Monde du 29 mai 1987
  • Jeune Afrique du 19 juin 2005
  • L’Indépendant du 17 juin 2005
  • Le Temps du 25 juin 2005