Asie : où sont les femmes ?

1990. Amartya Sen, économiste indien, prix Nobel d’économie, lançait un cri d’alarme : l’Asie comptait 100 millions de femmes de moins que d’hommes. Un cri resté sans réponse. Vingt-ans plus tard, plus de 160 millions de femmes manquent à l’appel. Pourquoi ?  

Au nom de préjugés liés à l’honneur, de croyances religieuses et de calculs économiques, la vie d’une fille vaut moins que celle d’un garçon. Depuis des siècles, la naissance d’un garçon est perçue comme un honneur en Asie. Garant de la pérennité du nom et des biens de la famille, le garçon est aussi celui qui accueille sous son toit ses vieux parents. L’arrivée d’une fille est vécue par contre comme une gêne, une charge financière. En Inde par exemple, les parents de la mariée doivent supporter le financement du mariage – celui-ci coûte au minimum 28 000 euros – et honorer une coutume ancienne et ruineuse : la dot. Des traditions que les politiques de contrôle de naissance ont contribué à accentuer, renforçant de fait la discrimination à l’égard des filles.

Des filles que l’on tue à la naissance, qu’on laisse mourir en bas âge ou qu’on empêche de naître. Jusqu’en dans les années 1980, la pratique la plus répandue pour éliminer les filles étaient l’infanticide, juste après la naissance. Beaucoup mourraient également en bas-âge en raison du manque de soins et d’attention qu’on leur portait. Les progrès techniques ont rendu leur élimination plus facile, moins visible. Grâce à l’échographie, les futurs parents ont pu connaître et donc choisir le sexe de l’enfant. Depuis, des milliers de fœtus féminins sont éliminés chaque année en Asie. Des avortements sélectifs que certains ONG qualifient de « foeticide ». L’excédent de garçons à la naissance est aujourd’hui de 12 % au-dessus du niveau normal en Chine ; en Inde, il est de 6%.

Des pays pris à leur propre piège puisque les conséquences de ce déséquilibre démographique se font déjà sentir. Dans certaines régions, les femmes ont quasiment disparu du paysage et des millions d’hommes sont condamnés à vivre seuls, sans épouses, sans enfants. Désormais, chaque année, plus d’un million de Chinois ne trouveront pas chaussures à leurs pieds, faute de femmes. Même constat en Inde où des chassda, déjà « vieux garçons » à 25 ans, sont contraints au célibat dans une société où le mariage est une institution.

Si certains se résignent, d’autres partent en quête de femmes à épouser, à acheter, encourageant ainsi le « trafic des fiancées ». Des femmes sont achetées dans les Etats pauvres ou à l’étranger – au Bangladesh et au Népal notamment – pour quelques dizaines d’euros. Des intermédiaires les revendent dix fois plus cher. 2 000 euros : ce serait le prix d’une épouse en Chine, une fortune pour la majorité de la population chinoise. Certaines femmes sont même vendues plusieurs fois, d’autres disparaissent…

Une marchandisation qui a de quoi inquiéter à l’heure où des pays comme le Pakistan, le Bangladesh, Taïwan, la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, l’Indonésie, sont également touchés par cette pratique.

L’Asie se prépare-t-il donc un avenir sans femmes ? 

Pour aller plus loin:

  • Bénédicte MANIER, Quand les femmes auront disparu, La Découverte, 2008.
  • Isabelle ATTANE, Une Chine sans femmes ?, Perrin, Paris, 2005.