Le mardi 26 novembre 1974 s’ouvre à l’Assemblée Nationale un débat qui va passionner pendant trois jours les parlementaires ; au centre des discussions, l’adoption ou le rejet d’une loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Avec l’arrivée de Simone Veil, ministre de la santé, les débats peuvent commencer. Si l’assemblée est alors composée en majorité d’hommes (sur 478 députés, on compte seulement 9 femmes), au premier jour des débats, les tribunes du public sont essentiellement remplies par des femmes. Pendant trois jours, 74 députés vont monter à la tribune sur les 478 que compte alors l’Assemblée. On assiste à cette occasion à une véritable « bataille rangée » entre partisans et adversaires de la libéralisation. A tout moment, l’avantage peut aller à un camp plutôt qu’à l’autre, d’autant que le discours de certains députés au sein de la majorité n’est plus le même et prouve que l’atmosphère générale autour du problème de l’avortement a évolué.
Les deux camps sont déséquilibrés. Du côté des opposants au principe de libéralisation, il reste quelques députés opposés au principe même d’une libéralisation et d’une légalisation de l’interruption. Certains se sont illustrés dans des interventions qui ne sont pas passées inaperçues à l’époque. Au premier rang des opposants se trouvent des personnalités comme Jean Foyer, Michel Debré (UDR), Pierre Bas (UDR) ou encore René Feït (Républicains Indépendants), etc. Simone Veil, même si elle savait que le combat serait difficile, ne se doutait probablement pas du torrent de haine qu’elle allait déclencher chez certains députés. Les partisans de la libéralisation quant à eux sont plus nombreux. Le projet de loi est soutenu par l’ensemble de la gauche et défendu par une proportion conséquente de députés de la majorité.
Quand Simone Veil vient défendre son projet, elle évite soigneusement toute discussion théorique sur l’humanité de l’embryon comme toute référence au droit des femmes. Pour emporter le vote de la majorité, il ne faut pas l’effrayer. Simone Veil présente son projet comme une loi nécessaire, afin de restaurer l’autorité de l’Etat ; une loi de dissuasion, faisant le pari que la réglementation de l’avortement favorise plus sa limitation que l’illusoire répression[1]. L’entretien préalable de la femme désirant avorter auprès d’un organisme social et le délai de réflexion de huit jours sont les pièces maîtresses de cette entreprise dissuasive ; une loi de responsabilisation, enfin, la décision appartenant aux femmes. Dans cette assemblée d’hommes, elle rassure les plus timorés. Pour que sa stratégie soit couronnée de succès, Simone Veil ne se permet aucun écart : les amendements de la commission sont par trop libéraux, ils risquent de faire échouer le projet. Aussi combat-elle le remboursement par la Sécurité sociale, idée qui serait mal perçue à l’heure où les soins dentaires et les verres correcteurs sont très mal pris en charge[2].
Pour la ministre, il est aussi « nécessaire de souligner la gravité d’un acte qui doit rester exceptionnel[3] ». Pour autant, l’aide médicale gratuite est prévue pour les femmes sans ressources, afin que l’inégalité sociale ne se perpétue pas dans la législation comme elle existe dans la clandestinité. Elle se révèle tout aussi intransigeante sur le caractère temporaire de la loi : les plus hésitants pourront la voter à titre d’essai, d’expérience, et leur cas de conscience en sera atténué d’autant. A gauche, on invoque le droit des femmes, on proteste contre les « contraintes humiliantes du projet[4] », à savoir l’entretien et le délai de réflexion, la difficile situation des mineures soumises à l’autorisation parentale, la clause de conscience des médecins qui va considérablement compliquer l’application de la loi, et l’absence de remboursement. Mais c’est à droite que se joue l’avenir du projet : les modérés favorables à la réforme insistent sur la nécessité de faire une loi applicable et d’en finir une fois pour toutes avec la clandestinité et l’hypocrisie. Ils ont fort à faire avec les opposants, qui interviennent avec passion et véhémence, se fondant sur des arguments tant juridiques que démographiques ou moraux.
Le 28 novembre, vers 19h30, à l’issue de la discussion générale et avant que la discussion par article ne commence, l’amendement Foyer qui maintient l’illégalité de l’avortement est mis aux voix. S’il est accepté, c’en est fini du projet de loi. Par 286 voix contre 178, il est repoussé. Simone Veil sait maintenant qu’elle a une majorité. La discussion des articles de la loi reprend dans la soirée. En pleine nuit, à 3h40, le récit s’achève enfin : l’ensemble du projet est voté. Il est adopté par 284 députés contre 189[5]. Hormis une seule défection, toute la gauche communiste, socialiste et radicale a voté pour (179 voix), mais seulement 55 UDR sur 174, 26 réformateurs et centristes sur 52, 17 républicains indépendants sur 65. Simone Veil et Valérie Giscard d’Estaing ont trouvé une majorité de circonstance, plus à gauche qu’à droite, mais l’essentiel est fait.
Le débat à l’Assemblée est retransmis en direct par la première chaîne de télévision, y compris les séances de nuit. A 3h40, le samedi 30 novembre, des milliers de téléspectateurs sont encore devant leurs écrans pour connaître les résultats du vote, fait probablement unique dans l’histoire parlementaire.
Pour visionner le discours de Simone Veil à l’Assemblée Nationale, première séance du 26 novembre 1974, cliquer ici.
[1] Simone VEIL, Les hommes aussi s’en souviennent, Une loi pour l’histoire, Stock, 2004, p. 30.
[2] Ibid, p. 31.
[3] JO, Assemblée nationale, séance du 26 novembre 1974, p. 7001.
[4] « La solitude de Simone Veil », Le Monde, 28 novembre 1999.
[5] Ibid.
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