« Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas. Cette prophétie s’est inscrite en moi aussi violemment et définitivement que le matricule 78750 sur mon avant-bras gauche, quelques semaines plus tard ». Marceline Loridan-Ivens en fit sa raison de vivre là-bas, à Birkenau, cet endroit d’où l’on ne revient pas.
Aujourd’hui, Marceline a quatre-vingt six ans. C’est une vieille dame. Elle n’a pas peur de la mort. C’est le monde extérieur qui l’effraie. « C’est une mosaïque hideuse de communautés et de religions poussées à l’extrême. Et plus il s’échauffe, plus l’obscurantisme avance, plus il est question de nous, les juifs. Je sais maintenant que l’antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les tempêtes, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque ».
Dire les camps
Alors Marceline a décidé d’écrire à son père pour se faire du bien. « En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur. Je voudrais fuir l’histoire du monde, du siècle, revenir à la mienne, celle de Shloïme et sa chère petite fille ».
Revenir plus de soixante-dix ans en arrière, quand Marceline et son père furent arrêtés, emprisonnés à Avignon puis déportés. Lui à Auschwitz, elle à Birkenau. Aujourd’hui, ils sont reliés d’un trait, Auschwitz-Birkenau, le plus grand camp d’extermination du Troisième Reich. Marceline se souvient le travail dans les camps, les coups, le froid, la faim, les maladies, la peur, le gaz qui menace… « Nous étions tout au bord. Nous ne vivions plus que le présent, les prochaines minutes. Plus rien ne pouvait nourrir l’espoir. Il était mort ». Elle raconte la barbarie, la deshumanisation qui vous rend hermétique à la souffrance des autres. « Survivre vous rend insupportable les larmes des autres. On pourrait s’y noyer ».
L’impossible retour
Marceline Loridan-Ivens parle aussi du retour, de l’extrême solitude, de l’incompréhension. « Très vite, Maman m’a demandé à voix basse si j’avais été violée. Etais-je encore pure ? Bonne à marier ? C’était ça sa question. Cette fois je lui en ai voulu. Elle n’avait rien compris. Nous n’étions plus des femmes, plus des hommes, là-bas ». Puis le silence. « Il fallait que la mémoire se brise, sans cela je n’aurais pas pu vivre ».
Dans cette lettre, elle dit son amour du père, lui qui n’est pas revenu. Sa culpabilité aussi face à une famille décimée par cette absence, qui devint sourde à la douleur, aux souvenirs. Son petit frère Michel et sa sœur Henriette se suicideront, morts de la disparition du père.
Marceline, elle, a continué à vivre. « J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme j’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres ». Elle est l’une des 160 rescapés qui vivent encore sur les 2500 revenus. Marceline continue de témoigner dans les écoles, face à des enfants qui parfois restent sourds à son histoire. Alors cette lettre d’une infinie justesse est un trésor, une trace indélébile face à la folie des hommes.
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