Victoire du parti islamiste Ennahda aux élections tunisiennes du 23 octobre dernier, instauration de la Charia en Libye par le Conseil national de transition… Des choix qui interrogent toujours et encore les liens entre Etat et Religion et posent la question des droits des femmes dans ces nouveaux régimes. Une actualité qui m’a donné envie de vous parler d’un livre qui revisite l’histoire de la laïcité du point de vue du genre.
Le centième anniversaire de la loi de 1905 a été en effet l’occasion de faire connaître de nouveaux terrains de recherche concernant la laïcité, qui a fait beaucoup parler ces dernières décennies. De nouvelles définitions ont été élaborées en réponse à l’émergence de l’islam en Europe dans le paysage religieux et en réaction au renouveau sur la scène internationale de fondamentalismes. Dans ce contexte, la laïcité est apparue récemment à certains comme un garant possible de l’égalité des sexes, tandis que d’autres lui ont contesté cette dimension. Néanmoins, les liens entre genre, religions et laïcité, au centre désormais des préoccupations sociales et politiques, sont restés peu explorés par la recherche au plan national et même international, tant du côté des spécialistes du genre que celui des spécialistes des religions et de la laïcité. Le livre Pouvoir du genre. Laïcités et religions. 1905-2005, sous la direction de Florence Rochefort, comble donc une carence et ouvre de nouveaux champs de recherche.
Pourquoi recourir au concept du genre ?
Le concept de genre permet d’appréhender l’instauration et les modalités de relations entre les sexes – relations plus ou moins égalitaires, plus ou moins libres ou contraintes – et leurs imbrications avec les modèles politiques et religieux. Or, les femmes sont les plus explicitement contraintes par ces stratégies, tant elles sont perçues comme incarnant des identités nationales, familiales et religieuses, et comme les agents privilégiés de la transmission des valeurs et du contrôle des sociétés civiles par des formes de domination masculine. De plus, la confrontation de différentes conceptions de genre peut prendre une importance majeure dans les conflits qui opposent des pouvoirs religieux à des pouvoirs politiques et/ou des groupes sociaux.
Ce recueil d’article propose donc d’examiner les effets, parfois contradictoires, de ces confrontations sans négliger, d’une part, les disparités entre discours et pratiques à l’égard du genre, et, d’autre part, l’influence des mobilisations sociales, de ces femmes et des féminismes notamment. Ce livre non seulement met à jour des schémas idéologiques en prise avec des pratiques mais questionne également les formes de laïcités et/ou de rapports Etats/religions à partir des dynamiques de genre. Deux espaces sont concernés par cette étude : d’une part, la France et son empire colonial entre 1880 et 1914, et d’autre part, des exemples internationaux étudiés, pour le XXe siècle, d’un point de vue comparatiste.
Le moment 1905 en France métropolitaine et coloniale
Qu’en est-il du genre de la laïcité durant les années 1860-1914, années fondatrices ? Comment la variable de genre opère-t-elle en lien avec la laïcisation ? Plus généralement, comment le genre est-il un facteur déterminant dans les relations entre politiques, religions et sociétés ? La première partie du livre présente et analyse le processus complexe de déprise et de remodelage de l’influence religieuse sur la société qui le précède et l’accompagne entre 1860 et 1914. L’approche du genre conduit à observer le parcours, le rôle et la place des femmes dans les différents mouvements porteurs de ferments laïcisateurs ou en opposition à la laïcisation, à saisir les préjugés idéologiques concernant la différent des sexes à travers les discours et les politiques concernant plus spécialement les territoires de l’éducation et les droits des femmes. Des thèmes tels que l’éducation des filles musulmanes en Tunisie, développé par Julia Clancy-Smith, ou encore la sécularisation par l’école des filles et garçons juifs d’Algérie sont d’autant plus appréciés qu’ils sont rarement présents dans ce type d’étude.
Le genre comme révélateur des relations Etats, Religions et Sociétés
« Comment interpréter la centralité du genre dans les recompositions politico-religieuses du 20ème siècle ? » : tel est l’objet de la seconde partie. Des contradictions parfois inextricables sont apparues entre des logiques de libertés religieuses et leurs conséquences sur les femmes et les équilibres du genre. Le rôle des instances internationales, souvent méconnu et encore peu étudié, est présenté dans ce livre. Apparaissent dans le « système monde » des affrontements de plus en plus patents entre partisans des droits des femmes et représentants confessionnelles, notamment au sein de la Commission de la condition de la femme, comme le montre Françoise Gaspard.
Cinq exemples retiennent l’attention : l’Inde, l’Iran, la question de l’avortement en Pologne et en Allemagne, le mariage homosexuel aux Etats-Unis. Et à travers ces exemples contrastés, se dégage l’importance des questions de genre dans les nouvelles configurations Etats/religions/sociétés au sein d’une modernité aux prises autant avec l’éclatement d’un ordre patriarcal qu’avec les tensions pour le préserver.
De cet ensemble d’articles intelligemment articulés, il en ressort une étude dynamique qui, de par la perspective pluridisciplinaire, amplifie le questionnement, qui portait initialement sur la France pour interroger l’actualité mondiale. L’étude portant sur la France des années 1860-1914 prend soin de ne pas omettre la situation dans les pays coloniaux à cette époque-là. Jean Elisabeth Pedersen éclaire également tout un pan de l’œuvre d’Emile Durkheim qui jusqu’à présent n’a bénéficié que de peu d’attention. Il s’agit de son cours sur la vie familiale moderne, de ses interventions répétées contre la libéralisation du divorce, ou de ses références aux femmes, au genre, ou à la sexualité. Enfin la deuxième partie, en ancrant le lecteur dans l’actualité, combat certaines idées reçues et nous aide à mieux comprendre des situations actuelles.
A lire : Pouvoir du genre. Laïcités et religions. 1905-2005, sous la direction de Florence Rochefort, PUM de Toulouse, 2008.