Ecrire l’avortement est une chose rare. Le sujet dérange, effraie. L’acte relève de l’intime, du secret, de la honte. Deux écrivaines ont pourtant brisé ce silence et mis des mots sur l’extrême solitude des femmes qui avortent. Annie Ernaux et Colombe Schneck ont écrit deux très beaux récits sur l’avortement, jamais larmoyants. Deux forces de la nature qui ont fait un choix, l’ont assumé jusqu’au bout. Deux femmes qui, avec le recul des années, révèlent le caractère fondateur de cet acte.
Pendant des siècles, l’avortement a été cantonné à un univers strictement privé, essentiellement, sinon exclusivement, féminin. De cette période, nous n’avons pas, ou peu, de mots de femmes. L’avortement est honteux, sévèrement puni par la loi. Au sortir de la seconde guerre mondiale, on ne sait alors pratiquement rien en France sur l’avortement clandestin. Le sujet est tabou, et on feint de l’ignorer. Il n’y a pas de chiffres ; on sait néanmoins que nombreuses sont les femmes à y avoir recours, et ce quelque soit leur position sociale.
L’avortement dérange. Et puis… Ça n’arrive qu’aux autres. A l’âge des premiers flirts, l’insouciance, le plaisir, la découverte de son corps et de celui de l’autre l’emportent. Jusqu’au moment où, rattrapé par leur condition, les femmes prennent conscience qu’elles ne jouent pas à armes égales sur ce terrain-là.
L’avortement n’est pas un beau sujet de littérature. Pourtant, deux écrivaines ont brisé le silence et ont mis des mots sur l’extrême solitude des femmes qui avortent. A deux époques différentes, avant et après la loi Veil, Annie Ernaux et Colombe Schneck ont avorté. Elles racontent cet événement, déterminant, structurant et libérateur.
Annie Ernaux, L’événement
Rouen. Octobre 1963. Annie Ernaux a 23 ans. Elle est en fac de lettres. Sa vie se « situe entre la méthode Ogino et le préservatif à un franc dans les distributeurs », la contraception restant interdite. Jusqu’alors, « dans l’amour et la jouissance, je ne me sentais pas un corps intrinsèquement différent de celui des hommes », raconte-t-elle. Elle doit pourtant se rendre à l’évidence : hommes et femmes ne sont pas égaux même face à l’amour. Annie est enceinte. Elle n’hésite pas, ne doute pas. « Il était devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix. (…) J’étais prête à me cramponner moi aussi au lavabo. Je ne pensais pas que je puisse en mourir. »
Annie Ernaux sait qu’elle n’est pas la seule dans cette situation. Maigre réconfort. « Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins… Mais tous devaient penser que, même si on les empêchait d’avorter, elles trouveraient bien un moyen. En face d’une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas lourd ». Comme des milliers de filles, elle trouve une solution. Elle a été une de celles qui ont « monté un escalier, frappé à une porte derrière laquelle il y avait une femme dont elles ne savaient rien, à qui elles allaient abandonner leur sexe et leur ventre. Et cette femme, la seule personne alors capable de faire passer le malheur, ouvrait la porte, en tablier et en pantoufles à pois, un torchon à la main : « C’est pour quoi, mademoiselle ? » »
Annie Ernaux a, des années plus tard, réussi à mettre des mots sur ce qui lui apparaît « comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps ». Un événement, une épreuve, un sacrifice qu’elle considère comme incontournable pour pourvoir « désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage des générations ».
Colombe Schneck, J’ai dix-sept ans
1984. Paris. Vingt-et-un ans plus tard. Les femmes ont accès à la contraception depuis 1967. La loi Veil autorisant les femmes à avorter a été votée dix ans plus tôt. Les jeunes filles continuent d’aimer, de faire l’amour, d’être insouciantes. Colombe a 17 ans. Elle passe le bac. Elle prend la pilule, l’oublie parfois. Et la voilà, « enceinte comme tant d’autres filles, comme Annie Ernaux, fille d’un petit commerçant d’Yvetot, comme Marie-Claire, l’adolescente de Bobigny jugée en 1972… Je suis rattrapée par ma condition de fille… Je suis une fille normale ».
Elle ne veut pas garder l’enfant, c’est trop tôt, pas maintenant. Son père et son petit ami l’accompagnent à la clinique. « Je crois que c’est terminé, que je n’y penserai plus. Oui je dois être dans cette case, si décriée lors des débats sur la loi, celle de l’avortement de « convenance ». Un avortement banal, facile, aussitôt fait, aussitôt oublié. Ma mère ne dit rien à sa fille de dix-sept qui a avorté. Ce qui vient de se passer n’a sans doute aucune importance. Je l’enfouis dans le même silence. »
Trente ans de silence. A vivre avec. Pour se retrouver, Colombe Schneck a eu besoin de ce livre pour pouvoir écrire : « Ton absence m’a permis d’être la femme libre que je suis aujourd’hui ».
A lire sur l’avortement :
- La libéralisation de l’avortement : un long combat (épisode 1)
- Vingt-cinq ans après la loi Veil, une nouvelle révolution ? (1974-2001)
- Pour ou contre une loi sur l’IVG : retour sur trois jours de débat passionnés (épisode 2)