Comment expliquer que les petites filles aiment tant ce rose flashy, à la limite du vulgaire, quand nous, parents, nous souhaiterions revenir aux années 70 et 80, quand les jouets affichaient encore les couleurs primaires ? Barbie serait-elle responsable de cet engouement pour le rose ? Pourquoi associe-ton automatiquement la poupée à cette couleur ?
Le rose est pourtant loin d’être la couleur dominante chez Barbie dans les années 60 et 70. Je me souviens encore de ma première baignoire bleue et de mon camping-car jaune. Nous étions au début des années 80. Puis Barbie bascula dans le rose. Un rose particulier, dense, saturé, criard. Un rose répertorié par Pantone sous la nuance 219C. Comment en est-on arrivé là ?
Le rose, une couleur qui n’existait pas
Durant l’Antiquité, pour les Grecs et les Romains, la couleur rose n’existe pas. Dans leur vocabulaire non plus : ni en grec, ni en latin, ni en hébreu ou dans toute autre langue ancienne il n’existe alors de mot pour évoquer cette couleur. Et cela dure très longtemps, presque jusqu’à la fin du Moyen-Age. Que l’on parle de peinture, d’étoffe, de nature… le rose n’est jamais nommé, du moins en Occident.
On note les premiers changements au tournant des 14e et 15e siècles lors que les marchands vénitiens commencent à importer une matière colorante inconnue jusque-là : le bois de brésil, bois précieux, venant d’Asie, dont les vertus tinctoriales sont remarquables. Grâce à ce bois, les teinturiers produisent une couleur nouvelle, jamais vue sur une étoffe ailleurs qu’en Asie : le rose. Le succès est immédiat. En milieu princier, les hommes souhaitent porter cette couleur. Les peintres s’y mettent aussi. Il faut lui trouver un nom. C’est finalement un mot existant en toscan et en vénitien qui va s’imposer : incarnato (incarnat). Jusque-là, il ne qualifiait que la carnation du visage ; dorénavant il va s’appliquer à tous les tons de rose et être traduit dans la plupart des langues occidentales.
A la mode du rose
Entre temps, les Européens ont découvert en Amérique du sud un bois exotique de la même famille que celui qu’ils faisaient venir d’Asie mais dont les pouvoirs colorants sont supérieurs. Ils l’exploitent massivement, si bien, que la mode des tons roses peut se développer. En France, sous le règne de Louis XV, c’est madame de Pompadour qui met le rose à la mode dans le décor et l’ameublement. Pour le vêtement, il est aussi bien porté par les hommes que par les femmes. Il reçoit également un nouveau nom en français, un nom emprunté non plus à la carnation du visage mais à celle de la fleur : « rose ». Toutefois, ce n’est que dans la langue du 19e siècle que l’adjectif rose s’impose définitivement.
La mode qui consiste à habiller les bébés et jeunes enfants de rose et de bleu ciel n’est pas très ancienne non plus. Elle semble apparaître dans les pays anglo-saxons vers le milieu du 19e siècle et ne concerne que les milieux de cour, l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Dans les autres classes sociales, les nourrissons sont vêtus de blanc.
Il faut en fait attendre les années 1920-1930 et l’apparition d’étoffes dont les couleurs résistent au lavage à l’eau bouillante pour que l’usage du rose et du bleu ciel se généralise, d’abord aux Etats-Unis, plus tard en Europe. A cette occasion, des choix plus fortement sexués se mettent en place : rose pour les filles, bleu pour les garçons. C’en est fini du rose pensé comme une déclinaison pour enfant de l’ancien rouge viril des guerriers et des chasseurs. Le rose est désormais féminin. C’est dans ce contexte que la poupée Barbie fait son apparition. A ses débuts, le rose est plutôt discret puis finit par s’imposer à la fin des années 80.
Pourtant cet engouement pour le rose a lieu au moment où, aux Etats-Unis et en Europe, des mouvements féministes commencent à dénoncer tout ce qui distingue trop fortement les filles des garçons, notamment les couleurs. Mais Barbie, malgré les critiques, reste indéfectiblement rose : mobilier, vêtements… Peut-être s’agit-il d’une stratégie marketing destinée à conquérir, à partir des années 90, non pas tant l’Europe que l’Asie où le rose est admiré et porte-bonheur ?
Reste que l’influence exercée par Barbie sur les autres jouets est considérable. Chaque année, à la période de Noël, est relancé le débat sur les jouets sexués proposés aux enfants. Malgré les efforts de certaines marques, tout ce qui est sensé intéresser les filles reste immanquablement rose comme les emballages. Le chemin est encore long pour que demain les petites filles voient la vie en bleu.
Source :
- Michel Pastoureau, « Rose Barbie », in Barbie, catalogue de l’exposition Barbie au Musée des arts décoratifs.
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