Les Audacieuses – « Mais vous êtes folle ! » #2

« Mais vous êtes folle ! » Que de fois nos voyageuses ont entendu cette phrase. Contrairement aux hommes, évidemment. Car, c’est bien connu, la folie ne se conjugue qu’au féminin ! L’argument a d’ailleurs toujours été fort utile pour justifier l’enfermement des femmes dans l’espace domestique. Jean-Jacques Rousseau écrivait à son ami d’Alembert en 1758 : « Toute femme qui se montre se déshonore ». Que dire alors des femmes qui partent seules en voyage ? Mais qu’elles sont sacrément courageuses ! Même si leurs homologues masculins les considèrent en général comme inconscientes, folles, voire suspectes. Flora Tristan, première femme grand reporter, raconte qu’au cours de ses voyages, elle fut même accusée de prostitution. C’est dire !

Après avoir essuyé tant de regards désapprobateurs et de remarques déplacées, on comprend que les voyageuses du 18e siècle placent la barre haute. Elles n’ont pas le droit à l’erreur : soit elles réussissent, soit elles meurent. Toutes ont donc bien la tête sur les épaules et préparent leur voyage. Elles étudient. Mary French Sheldon et Ida Pfeiffer apprennent la géographie, d’autres ont des connaissances en sciences naturelles. Alexine Tinné et Freya Stark parlent plusieurs langues. Avant de partir, elles s’informent sur leur destination. Une fois l’Afrique occidentale choisie, Mary Kingsley comble ses lacunes : quels dangers peut-elle rencontrer là-bas ? A quels désagréments peut-elle être confrontés ? Quelles maladies ? Quels effets et objets indispensables emporter ? Et quels sont les erreurs à éviter ? On essaie de la dissuader ; elle est plus déterminée que jamais et part pour l’Afrique en 1893.  

Toutes vont se préparer du mieux qu’elles peuvent avec détermination, animées par les lectures qu’elles ont faites enfant en allant puiser dans les bibliothèques familiales. Parce qu’elles sont à deux doigts de transformer leur rêve en réalité, elles ne doutent pas, même si à première vue elles sont loin d’avoir tous les atouts. La plupart n’ont ni les moyens financiers, ni l’entraînement sportif, ni les compétences scientifiques, ni la jeunesse parfois. Et pourtant ! Ce qu’elles vont accomplir est héroïque. 

Prenons Ida Pfeiffer. Elle va réaliser deux tours du monde. Fille unique, entourée de sept garçons, elle partage, jusqu’à ses neuf ans, leurs jeux et porte les mêmes vêtements qu’eux. Passionnée d’histoire, elle dévore les récits de voyage et les livres d’aventure. 

« Comme l’artiste sent une impulsion de peindre et le poète de donner libre essor à sa pensée, ainsi j’étais entraînée par un invincible désir de voir le monde. »

Ida PFEIFFER

Et elle le vit, nourrie par un désir insatiable d’accroître ses connaissances. Une fois partie, Ida Pfeiffer est étonnante. D’abord elle voyage léger, et sans suite. Il faut dire qu’elle réduit les dépenses au maximum. Quant à l’habillement, elle s’adapte et laisse tomber la robe s’il le faut. 

Car les voyageuses des années 1850 sont des voyageuses en crinoline. Cela peut faire sourire aujourd’hui. Je me dis surtout que cela devait être souvent compliqué de se lancer dans des excursions, dans des pays au climat difficile, en robe avec jupon, corset et chapeau. Mais ne faisons pas d’anachronisme. La voyageuse de 1850 s’attache à montrer qu’elle est une honnête femme. Son costume est son armure, son étendard aussi. A aucun moment, ces femmes ne renient le monde d’où elles viennent et le monde qu’elles découvrent. Et être reconnue comme une « honnête femme » leur permettait aussi d’évoluer dans un monde masculin et d’être reçues par leurs compatriotes.

Ida Pfeiffer traversa l’immense forêt de Bornéo. Elle y passa plusieurs nuits, avec très peu de nourriture. Marchant toute la journée, vêtue d’un costume simple et commode, pieds nus et se couvrant la tête avec une feuille de bananier par-dessus son chapeau de bambou. Respect Madame Pfeiffer ! Avait-elle toujours bien mesuré le risque ? N’avait-elle finalement plus rien à perdre ? Elle voyageait seule et sans défense, ne portant pas d’arme. Une chose est sûre : elle força l’admiration des villageois et des tribus qu’elle croisa sur son chemin et put circuler en toute sécurité. 

Mary Kingsley, elle aussi, est étonnante. Rappelez-vous. Orpheline à 30 ans, elle a veillé ses parents jusqu’à la fin. En choisissant le voyage, elle remit sa vie aux mains du destin.

« Orpheline en six semaines, je me rendis en Afrique pour y mourir. Mais l’Afrique me traita avec douceur et me passionna, au lieu de me tuer tout de suite – à vrai dire, je ne suis pas si pressée. »

mary kingsley, l’ODYSSEE AFRICAINE

Malheureusement, elle contractera la typhoïde en 1900 ; son corps sera déposé dans la mer, comme elle l’avait souhaité. Mais le temps qu’elle voyagea, Mary Kingsley le fit comme « un loup solitaire, sans camp de base, sans gardes armés, sans réseau d’agents africains, sans moyens de transport, sans aucun équipement, hormis un petit coffre et quelques boîtiers pour collections », comme le rapporte Elspeth Huxley.  Elle voyage d’ailleurs avec peu de moyens ; elle part avec 300 livres sterling. 

Elle est toujours vêtue de noir, comme une dame de son temps. Pas de déguisement masculin, pas de vêtements spéciaux pour l’exploration mais une jupe avec, en dessous, des pantalons serrés à la cheville (empruntés à son frère) pour se protéger des sangsues : « à certains moments », nous dit-elle, « on comprend pourquoi une jupe épaisse est une bénédiction du ciel ». Elle ne porte aucune arme, elle a toujours refusé de tirer. Elle ne parle aucune langue africaine, ce qui est quand même un sérieux handicap. Et pourtant… Mary est débrouillarde. Elle sait comment faire pour approcher les africains sans les effrayer. Elle se présente comme un commerçant car « une commerçante », écrit-elle « a quelque chose de rassurant ».  Elle vend des articles et l’argent qu’elle en retire lui permet d’améliorer son quotidien. Elle mange également à l’africaine et campe dans un confort des plus sommaires. 

Elle va jusqu’à apprendre à piloter une pirogue chez des missionnaires français. Elle s’entraîne seule et en cachette. Et elle réussit ! Un sacré spectacle pour l’époque, comme on peut l’imager : une femme blanche, vêtue de noir, toute seule sur une grande pirogue africaine en train de pagayer au milieu de rameurs noirs qu’elle dirige vers des territoires inconnus. Quelle audace ! 

Isabelle Bird, quand elle s’embarque pour l’Australie en 1872 n’a pour seul bagage qu’un seul sac : trois robes dont une en soie, quelques bas, et quelques chemises. Elle qui a reçu une éducation stricte – son père est pasteur – va faire preuve, en voyage, d’un anticonformisme et d’une originalité incroyables ! Au Colorado, Isabelle Bird est habillé d’un pantalon recouvert d’une longue jupe car si elle n’oublie pas la décence victorienne, elle veut monter à cheval comme un homme. Elle est prête à voyager dans des conditions sommaires pour atteindre son but. En témoignage sa rencontre avec un desperado mais ça c’est une autre histoire dont je vous parlerai dans un prochain épisode.

Isabella Bird

Des femmes qui voyagent en solo, avec peu de moyens, je pourrais encore vous en citer. Mais je voudrais vous dire quelques mots d’une voyageuse particulière, qui a joui d’une mauvaise réputation et suscité la controverse. Une chose est certaine : elle ne passait pas inaperçue. Il s’agit d’Alexine Tinné, née en 1835 à La Hague. Son père, commerçant, a fait fortune. Quand il meurt – Alexine est encore une enfant – elle hérite d’une immense fortune. Elle mène avec sa mère une vide mondaine et raffinée ; elle fréquente la cour de la reine de Hollande dont elle devient la favorite. A la différence des autres voyageuses citées plus haut, Alexine ne voyage pas léger, c’est le moins que l’on puisse dire. Et comme elle a les moyens, elle voit grand. Elle va monter de véritables expéditions avec pour objectif : découvrir la source mystérieuse du Nil. 

Premier départ le 9 janvier 1862. Alexine voyage avec sa mère et sa tante dans des bateaux qui leur appartiennent. Elles emportent des provisions considérables, une somme importante en monnaie de cuivre, toute une escorte de guide, de serviteurs et de soldats indigènes. On raconte que 110 chameaux et dromadaires portent les bagages. Malgré le confort qu’elles ont essayé d’apporter, elles n’échappent pas aux maladies, aux fièvres africaines. Sa mère finit par succomber ainsi que sa servante. Alexine rentre à Khartoum démoralisée et affectée par la perte des êtes chers. En 1869, elle repart pourtant, l’appel du voyage. Malheureusement, quelques jours après son départ, elle est assassinée ; son agonie va durer plus de 24 heures. 

Ces voyageuses n’ont renoncé à rien et ce n’est certainement pas les codes vestimentaires en vigueur qui allaient les freiner. On les a appelées les aventurières en crinoline. Certes, elles n’ont pas fait tomber les jupons mais quelle importance ? Elles ont fait preuve d’une audace, d’un courage qui forcent le respect. 

Au tournant du siècle, les bagages des voyageuses comptent encore soieries, dentelles et corset. Néanmoins, la voyageuse s’arrête moins sur les apparences, n’a plus à démontrer qu’elle est une femme comme il faut. 

Dès sa petite enfance, Alexandra David-Néel s’initie à la géographie et à la littérature de voyage. Elle passe des heures à contempler l’atlas offert par son père et à lire Jules Verne. Plus tard, elle s’initie aux philosophies orientales. Enfin, en 1911, à l’âge de quarante-trois ans, alors que la place des femmes est encore au foyer, Alexandra David-Néel entreprend le voyage dont elle rêve depuis longtemps. Avec le consentement plus ou moins acquis de son mari, qui la finance, elle prend la route direction Lhassa.

Alexandra David-Néel

Alexandra voyage plus que modestement, ses bagages sont réduits au strict minimum. Pour entrer dans Lhassa, elle se déguise en mendiante tibétaine ; sa connaissance de la langue parlée par le peuple tibétain et de ses modes de comportement sont également indispensable à la réussite de ce projet. Après quatre mois à endurer des difficultés et des conditions rudimentaires, elle arrive enfin le 28 janvier 1924 à Lhassa, accompagnée de Yongden, son compagnon de voyage. Ils sont reçus par une tempête de sable. Malheureusement, l’éblouissement sera de courte durée ; et c’est la déception qui s’installe dans l’esprit d’Alexandra. 

Freya Stark fut une voyageuse autodidacte. Sa véritable aventure débuta en 1927 au Liban, dans les montagnes druzes. Parlant plusieurs langues, elle a acquis au cours de ses voyages précédents des notions de cartographie, de secourisme et une bonne pratique de la photographie. Freya Stark ne semble avoir peur de rien et encore moins du quand dira-t-on. En 1929, à Bagdad, elle fait scandale au sein de la communauté britannique en résidant dans la maison d’un cordonnier. Elle est de ces voyageuses qui partent seules. Elle se rend en Iran, au sud de la Caspienne, côtoie des caravaniers, des contrebandiers, des bandits, échappe aux situations les plus risquées et à toutes sortes de maladies. Puis c’est en Arabie qu’on la retrouve, au Yémen. A soixante ans, elle apprend le turc et parcourt à cheval les régions reculées de l’Anatolie… Vingt années plus tard, elle continue ses périples au Népal, du côté du Pamir, ou descend l’Euphrate en canot pneumatique.

Sous sa longue jupe, elle avait épinglé une petite taie d’oreiller. Elle pouvait y glisser discrètement « quelques échantillons du trésor », si par hasard elle en trouvait un. Le reste de l’équipement allait de soi : un manteau chaud contre le froid, un chapeau de feutre à larges bords contre le soleil, un étui à cartes, une lampe électrique, une bougie, une boîte d’allumettes et un bon couteau. Ni lit de camp, ni jumelles, ni armes, « rien qui put tenter un Lur ».

Odette du Puigaudeau a la quarantaine quand elle s’embarque, avec Marion Sénones, pour la Mauritanie, à bord d’un thonier : une expédition difficile d’une année quasiment (1933-1934), qui sera suivie d’une autre, en 1937, à partir du Maroc cette fois. Son premier voyage de sept mois, elles le financent sur leur propre denier.  « Ce voyage fut accompli sans aucune subvention, par nos propres moyens qui étaient modestes ».

Les deux femmes se déplacent avec les moyens traditionnels, c’est-à-dire à dos de chameau ou à pied ; elles n’emportent que le nécessaire. Leur mobilier est réduit au strict minimum : tapis, sacs en cuir et ustensiles de cuisine. Seule concession à la modernité :  deux petits revolvers et le matériel photographique.

Pour leur choix vestimentaire, elles veillent à se présenter partout sans choquer. Elles s’habillent d’un saroual et d’une blouse de percale dite « boubou » ; en hiver, elles ajoutent un chandail et une djellaba marocaine. Autour de la tête, un « houali » maure, bande de cotonnade s’enroulant autour de la tête et pouvant servir à cacher le visage).  En adoptant ce vêtements, Odette choisit de s’effacer pour devenir anonyme au sein du groupe. De même que sur la mer elle s’habillait en marin breton, de même au désert elle revêt l’habit maure. Quant à leur manière de justifier leur présence, voici la réponse d’Odette du Puigaudeau : « Ne sachant trop quel titre nous donner pour excuser notre présence dans un pays où, d’ordinaire, les femmes ne vont point se promener, nous avions choisi celui de « reporters. Cela nous valut bien des désagréments, mais nous permit de mesurer la méfiance des coloniaux à l’égard de la presse ». 

Sources :

  • Alexandra David-Néel, Une parisienne à Lhassa, Pocket 2018.
  • Odette du Puigaudeau, Pieds nus à travers la Mauritanie (1933-1934), Phébus, 2003.
  • Marye Kingsley, Une odyssée africaine, Payot, 1995.
  • Isabella L. Bird, Une anglaise au Far West, Payot, 2004.
  • Monique Vérité, Odette du Puigaudeau : une Bretonne au désert, Petite bibliothèque Payot, 2001.