Lettre à Gisèle Halimi

Chère Gisèle,

« Ce n’est pas juste ! » Combien de fois as-tu prononcé ces mots ! Et ce, dès l’enfance. Parce que née du mauvais côté, parce que née fille à Tunis à la fin des années 1920. « Ce n’est pas juste » as-tu clamé haut et fort, à l’âge de huit ans, parce qu’il t’était insupportable de servir tes frères. Tu t’y opposas coûte que coûte, quoi qu’il t’en coûte. Jusqu’à faire une grève de la faim, ton arme ultime. Tes parents ont alors paniqué. Tu as gagné. Ta première victoire féministe. 

Pour gagner ta liberté, tu as étudié. Apprendre, apprendre encore, apprendre toujours. Pour te sauver, au sens propre comme au sens figuré. Tu ne voulais pas d’un mariage arrangé, d’un destin tout tracé. Tu ne voulais pas être une « quémandeuse », comme ta mère dis-tu, faisant chaque soir l’inventaire des dépenses à ton père. Quelle humiliation ! Quelle soumission ! Il fallait donc que tu sois d’abord indépendante économiquement. 

Le travail a payé, et certainement que tu étais très douée. Août 1945, le bac en poche, tu débarques à Paris pour faire droit et philo. Tu as dix-huit ans. Quatre ans plus tard, tu es de retour à Tunis où tu prêtes serment. Tu es jeune, et surtout tu es une femme. Tu sais qu’il va falloir te battre pour être reconnue, faire face au dédain, à l’hypocrisie, au paternalisme ou au sexisme. Toujours tu es restée vigilante car « les mots ne sont pas innocents » insistes-tu. Pas étonnant pour une avocate ! « Ils traduisent une idéologie, une mentalité, un état d’esprit. Laisser passer un mot, c’est le tolérer. Et de la tolérance à la complicité, il n’y a qu’un pas ». Une ligne de conduite que toutes les femmes devraient faire sienne.

1954. La guerre d’Algérie débute. Très vite, les exactions, les tortures, la barbarie sont dans tous les esprits. Tu plaides. Tu te présentes aussi, plusieurs fois, devant René Coty ou encore le Général De Gaulle pour demander la grâce présidentielle !

Et Djamila Boupacha entre dans ta vie. Ou plutôt tu entres dans la sienne. Tu es son seul espoir, tu seras sa sauveuse. A vingt-deux ans, Djamila risque la peine de mort. Agent de liaison pour le FLN, elle a reconnu les faits. Mais le Général Massu veut plus, qu’elle dénonce ses frères. Il lui inflige trente-trois jours de torture, trente-trois jours insoutenables. Le viol devient alors « un acte de fascisme ordinaire » ; ce sont tes propres mots. Pour obtenir justice, tu vas dénoncer les sévices qu’elle a subis, et même transgresser la loi et trahir le secret professionnel. Qu’importe ! Simone de Beauvoir t’apporte son aide. Elle écrit un article dans Le Monde : « Pour Djamila Boupacha ». Impeccable. Implacable. Tu obtiens gain de cause ! Djamila Boupacha est libérée. 

Mais le sujet du viol, « comme une mort inoculée aux femmes un jour de violence », te rattrape. En 1978, tu défends alors deux touristes belges violées alors qu’elles sont en train de camper. Un procès d’une violence inouïe. Tu ne faiblis pas. Tu es enragée. « Quand je plaidais, je sentais de toutes mes tripes que je plaidais aussi pour moi », racontes-tu. « Il existe une cause des femmes ». Nouvelle victoire. La loi du 23 décembre 1980 remanie la définition du viol. 

Une cause des femmes. Quelle évidence pour toi qui dès l’enfance a ressenti cette injustice liée à ton sexe. Quand, à l’âge de 23 ans, tu lis le Deuxième Sexe, c’est la révélation. Simone de Beauvoir met des mots sur ton vécu, ta révolte, ton indignation concernant la dépendance et l’humiliation des femmes. 

Le 5 avril 1971, Le Nouvel Obs publie le « Manifeste des 343 ». Tu fais partie des signataires. Évidemment. « Je n’ai pas hésité une seconde », racontes-tu et tu as signé « Je déclare avoir avorté » ! sachant que tu transgressais la loi et risquais des sanctions. Mais au fond, je crois que tu t’en foutais ! La liberté, l’indépendance des femmes passaient avant. C’est à cette époque que tu as la très belle idée de créer Choisir, une association destinée à défendre gratuitement toute femme poursuivie pour avortement. 

Puis est arrivé le procès de Bobigny. 1972. Marie-Claire Chevalier, violée à 16 ans et dénoncée par son violeur à la police pour s’être fait avorter. Une affaire pour toi. Tu étais prête à combattre, à rendre justice, à parler de Marie-Claire et de toi aussi, de toutes les femmes. Car à dix-neuf ans, seule, tu avais choisi d’avorter clandestinement. Un traumatisme. Tu avais « découvert l’oppression sous sa forme la plus barbare ». Mais tu n’as jamais regretté. « Je voulais vivre en harmonie avec mon corps. Pas sous son diktat », précises-tu. 

Tu as gagné. Marie-Claire a été relaxée. Cette victoire a ouvert la voie à un combat et quel combat ! La légalisation de l’avortement. 

Tu t’es également lancée en politique. Une féministe en politique ! Ça je ne le savais pas. Tu as fait plusieurs tentatives pour enfin pénétrer en juillet 1981 dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Qu’as-tu ressenti quand tu as vu tous ces hommes ? Seulement 5,7% de femmes parmi les députés ; moins qu’en 1945 ! Fidèle à tes idéaux, tu as voulu changer les choses. Mettre des quotas ! Pourtant adopté à la quasi-unanimité par le Parlement, ton texte est annulé par le Conseil constitutionnel, masculin à 100%. Que croyais-tu ? Que cette assemblée conservatrice et misogyne allait faire entrer des femmes et les rendre visibles. Laissons-les à ce qu’elles savent faire, les tâches ménagères et l’éducation des enfants, devaient-ils penser. Depuis Rousseau, finalement, rien n’avait changé et Sophie, dans L’Émile, d’entendre : « La dignité d’une femme est de rester inconnue car elle doit se borner au gouvernement domestique ». 

La politique eu assez vite raison de toi. Tu pouvais t’indigner, te révolter et combattre en dehors du politique. 

Car comme tu le dis si bien la justice a été la grande affaire de ta vie. Comme tu as aimé ton métier ! « Ce n’est pas juste » disais-tu, déjà, à huit ans. Je suis certaine que là où tu es, tu le dis encore. 

Quel héritage nous as-tu légué ! Quelle leçon de vie, de liberté ! Nous devons être à la hauteur. Tu nous exhortes même à la révolution. Révoltez-vous ! 

Et avant de partir, voilà ce que tu as eu envie de dire aux jeunes femmes. 

« Soyez indépendantes économiquement » ; ce sera le socle de votre libération.

« Soyez égoïstes. Envoyez balader les conventions, les traditions et le qu’en dira-t-on ! Vous êtes importantes. Devenez prioritaires ».

« Refusez l’injonction millénaire de faire à tout prix des enfants. Elle est insupportable et réduit les femmes à un ventre ».

« N’ayez pas peur de vous dire féministes ». 

Ces mots de Gisèle me parlent tant. Je les ai relus, et relus ; ils sont désormais ancrés en moi.

Merci. 

Les citations sont extraites du livre Une farouche liberté de Gisèle Halimi avec Annick Cojean. A l’issue de la lecture de ce livre, c’est cette lettre qui m’est venue. Pour dire toute ma gratitude et mon admiration à cette infatigable battante, ivre de liberté, indignée et révoltée qui consacra sa vie à la justice et fit tant pour les femmes. Nous lui devons beaucoup.