Flora Tristan, première « grand reporter » féminin

Militante, voyageuse, écrivain et féministe, Flora Tristan fut la première « grand reporter » féminin. « Elle voulait tout connaître, tout observer, et elle vit tout ce que cette nation renferme de plaies hideuses et profondes », écrivit d’elle sa disciple et amie, Eléonore Blanc.

Quand Flora Tristan naît en 1803 à Saint-Mandé, ses parents qui se sont mariés en Espagne n’ont pas pris le temps, de retour en France, de régulariser leur union. Alors quand son père, un aristocrate péruvien, meurt quatre ans plus tard, Flora devient une enfant illégitime, une paria. Plongées dans un grand dénuement, la mère et la fille ne peuvent compter que sur elles-seules. A 17 ans, Flora est embauchée comme ouvrière dans un atelier de gravure. Forcée par sa mère, elle épouse un an plus tard son patron, André Chazal, qui se révèle être un époux extrêmement violent. En 1825, elle s’enfuit du domicile conjugal avec ses enfants dont Aline, la future mère de Paul Gauguin.

Flora décide de gagner l’Angleterre en 1926 où elle devient  dame de compagnie ; dans le même temps, elle s’initie au saint-simonisme. Ce séjour à l’étranger alimente la publication de ses impressions dans la Revue de Paris : les Lettres à un architecte anglais en 1837 et les Promenades dans Londres en 1840. Elle y fait une observation sévère de la société industrielle anglaise de la première moitié du XIXe siècle, mêlant toujours dans ses écrits expérience personnelle et réflexion philosophique sur l’histoire de son temps.

En 1833, elle s’embarque pour le Pérou afin de connaître sa famille paternelle et espérant faire valoir ses droits auprès d’elle. C’est un échec. De retour à Paris, elle prépare et publie sa première brochure, De la nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, dans laquelle elle affirme la nécessité d’instruire les femmes, mais aussi la nécessité pour celles-ci de s’unir. En 1938, elle publie Les Pérégrinations d’une paria, récit autobiographique, la même année que son roman, Méphis. Flora Tristan défend alors le divorce et l’amour libre, s’engage contre la peine de mort et rencontre Charles Fourier. Son mari continue de la poursuivre. Il lui enlève sa fille avant de tenter de la tuer à coups de revolver. Flora s’en sort avec une blessure tandis qu’André Chazal est condamné en 1939 à une peine de vingt ans de travaux forcés.

Une militante socialiste

L’agitation sociale en France va lui inspirer la grande affaire de sa vie : créer une union universelle des ouvriers et ouvrières dont elle développe l’idée dans L’Union ouvrière en 1843. Elle entame un Tour de France pour en assurer la promotion. Ce voyage est aussi l’occasion d’une enquête sociale : son journal enregistre, faits et chiffres à l’appui, la réalité de la situation ouvrière, selon les villes, les professions, le sexe des travailleurs.

Trois aspects retiennent son attention en particulier :

– l’hygiène des ateliers responsable à ses yeux de la mauvaise santé ouvrière, plus que l’acte de travail lui-même,

– la modernité de la production à laquelle elle est plutôt favorable

– la discipline et surtout le sentiment de subordination et de crainte que les ouvriers manifestent vis-à-vis de patrons qui, la plupart du temps, les méprisent.

Cette aventure finit par épuiser Flora Tristan qui meurt prématurément à Bordeaux en novembre 1844. Une colonne brisée au cimetière de Bordeaux sera érigée en 1848.

Le Journal de ce tour de France ne sera édité que bien plus tard, en 1975, après que l’on ait redécouvert l’écrivain.

Identification d’une femme

Qu’y a-t-il de spécifiquement féminin dans l’enquête de Flora ? En quoi sa condition de femme influe-t-elle sur sa pratique ? Le fait d’être femme complique moins le voyage lui-même que le contact avec l’espace politique. Certes, les voyages sont souvent pénibles, fatigants, désagréables pour Flora Tristan mais elle ne se heurte pas à une discrimination sexiste.

Or, il en va différemment dans son action politique. Là, elle rencontre scepticisme et refus, sarcasmes et calomnies. Car à l’époque, le champ du politique surtout est une chasse gardée masculine. A Lyon, Rittiez, journaliste au Censeur, lui déclare : « Il ne convient pas qu’une femme se mêle de politique, la France ne peut marcher sous un cotillon. » Commentaire de Flora : « Pour moi, voilà la cause de cette haine que tous les hommes me portent. Jalousie d’homme à femme. » Mais c’est surtout dans la bourgeoisie, notamment parmi la petite bourgeoisie intellectuelle qui convoite le pouvoir et l’identifie à la masculinité, que l’opposition est la plus vive.

Dans l’enquête elle-même, Flora Tristan accorde une place particulière aux femmes, à leur condition. A Londres comme à Lyon, elle s’intéresse aux prostituées, « infâme métier », qu’elle voudrait voir aboli. Au-delà de la condition des femmes, Flora Tristan est très attentive aux rapports des sexes dans le ménage et dans la cité, au pouvoir des femmes et à leur culture politique. Son regard est du reste sans indulgence.  Il lui arrive souvent de juger les femmes du peuple crédules, dominées par l’Eglise, plus ignorantes encore que leurs époux.

Se refusant tout à la fois à séparer la cause des femmes de celle du prolétariat et à dissoudre la spécificité du combat contre l’oppression féminine dans la lutte plus générale contre la société capitaliste, Flora Tristan, longtemps avant Engels, Alexandra Kollontaï ou Clara Zetkin, a posé les principes de base du féminisme.

Pour aller plus loin :

Ecrits féministes, de Christine de Pizan à Simone de Beauvoir, anthologie présentée par Nicole Pellegrin, Champs classiques, 2010, pp. 131-137.

– Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Champs Flammarion, 1998, pp. 301-312.

– Nicole Avril, Brune, Plon, 2012.

– Evelyne BLOCH-DANO, Flora Tristan : j’irai jusqu’à ce que je tombe, Payot, 2006.