De la nécessité d’être une mauvaise féministe

Déjà culte aux Etats-Unis, Bad Feminist vient de paraître en France. Enfin ! Avec humour, Roxane Gay, romancière et professeur d’université, s’appuie sur sa propre histoire de femme noire dans l’Amérique contemporaine pour déconstruire les discours stéréotypés que la société nous propose et qui finissent par nous définir. Un regard sur le féminisme d’une incroyable justesse, dénué de tout jugement. On adhère !

Assumons nos contradictions !

Partant de son expérience, Roxane Gay nous interroge sur les produits culturels que nous consommons sans jamais nous culpabiliser. Et ça fait du bien ! Elle-même le reconnaît : on peut aimer la télé-réalité, se peindre les ongles en rose, se défouler sur des musiques misogynes et revendiquer le fait d’être féministe. « J’adopte l’étiquette de mauvaise féministe parce que je suis un être humain. Je suis bordélique. Je n’essaie pas d’être un exemple ». A chaque femme donc de trouver sa voie.

Et si on lui demande de définir le féminisme, Roxane Gay répond : « la définition du féminisme que je préfère est celle qu’a proposé Su, une Australienne (…), qui a dit que les féministes sont simplement des femmes qui ne veulent pas qu’on les traite comme de la merde. Cette définition est succincte et sans équivoque, mais j’ai du mal quand je cherche à la développer ». What else ?

Un style cash mais jamais provoc qui nous interpelle. Ne fermons pas les yeux, assumons nos contradictions et surtout restons vigilantes. Car « protester ce n’est pas être en colère », nous dit Roxane Gay. « Souligner les nombreuses façons dont la misogynie perdure et nuit aux femmes, ce n’est pas être en colère. Et protester ne signifie pas que nous ignorons les améliorations. Nous autres féministes célébrons nos victoires et reconnaissons nos privilèges quand nous en avons. Mais nous refusons absolument de nous en contenter. Nous refusons d’oublier tout le travail qui reste encore à faire. Nous refusons de nous réconforter ainsi aux dépens des femmes qui luttent encore pou un confort minimal. »

Et d’en appeler à développer nos liens de sororité. Car oui on peut être amie avec une femme ! « Oubliez le mythe culturel selon lequel toute amitié entre femmes est nécessairement vache, malsaine ou concurrentielle. Ce mythe est comme les talons aiguilles et les sacs à main : mignon mais conçu pour RALENTIR les femmes ». A nous de jouer !

Manger pour survivre

Bad Feminist, c’est aussi un livre éminemment personnel. Roxane Gay raconte son histoire, celle d’une petite fille haïtienne qui grandit aux Etats-Unis, dans un milieu protégé et privilégié. Sa famille ? Aimante et attentionnée. A l’école, elle est l’élève modèle, la première de la classe. Mais Roxane déménage souvent, a peu de temps pour se faire des amis. « La solitude m’était familière et elle a fait de moi ce puits sans fond de désir, ouvert et béant, désespérant de trouver quelque chose pour le remplir. »

Ce vide, elle pense le combler quand à douze ans le gars le plus populaire du collège devient son petit ami. Mais voilà celui dont elle est folle amoureuse l’ignore totalement à l’école. Alors elle se dit que si elle lui en donne assez peut-être finira-t-il par l’aimer. Jusqu’au jour où il l’emmène en forêt, la séquestre avec sa bande de copains et lui fait subir un viol collectif. Elle a douze ans. Elle ne dit rien. Comment vivre, survivre, après un tel traumatisme ? « Le viol collectif, c’est un expérience qui vous consume complétement ».

Alors Roxanne Gay se met à manger, et manger encore. Pour se protéger, pour faire de « son corps une forteresse ». « Mon corps a grandi, il est devenu plus corpulent, plus voyant et en même temps plus invisible. Néanmoins, l’important, c’est que plus je faisais grossir mon corps, plus je me sentais en sécurité. (..) Manger était, en partie, une méthode survie ».

Et puis il a la littérature. « La lecture et l’écriture m’ont toujours tirée des moments les plus sombres de ma vie. Les histoires m’ont donné un lieu où me perdre. Elles m’ont permis d’oublier. Elles m’ont permis d’imaginer d’autres dénouements et la possibilité de mondes meilleurs.

Car Roxane Gay constate que nous vivons toujours dans une société exagérément laxiste en matière de viol. C’est pour cette raison que l’expression « culture du viol » reste absolument nécessaire car elle « qualifie une culture où nous sommes submergés, de différentes façons, par l’idée que l’agression et les violences masculines faites aux femmes sont acceptables et souvent inévitables ». A notre époque, les journaux sont encore capables de publier un article montrant de la compassion pour les violeurs tout en rejetant la faute sur la victime. Ce langage désinvolte de la violence sexuelle interpelle et prouve que le chemin est encore long quand il s’agit de dénoncer et de lutter contre les violences faites aux femmes.

Une pop culture stéréotypée et trop blanche

Enfin, Roxane Gay passe à la loupe séries TV, fictions, films… nous invitant à dépasser notre première impression. De Twilight à Fifty Shade of Grey, de Orange is the new Black à 12 years A Slave, de Girls à Beverly Hills, elle décortique minutieusement la manière dont les femmes sont représentées pour ensuite mettre en avant les stéréotypes dont elles sont victimes. Son analyse est affutée, mordante, souvent drôle.

Roxane Gay insiste également sur le fait que les minorités sont encore aujourd’hui très mal représentées dans les médias, au cinéma ou en littérature. A qui s’identifier quand on est noire, bisexuelle ou issue d’un milieu populaire ? D’autant que les films ou les livres racontant le vécu des Noirs sont encore majoritairement réalisés et écrit par des Blancs.

Si l’on regarde La Couleur des sentiments sans réfléchir, c’est un bon film mais qui manipule totalement nos émotions. « A de nombreuses reprises au cours des interminables deux heures et dix-sept minutes qu’il dure, j’ai eu l’impression que mon âme allait se ratatiner et mourir. Ça m’a dévastée », raconte Roxane Gay. Et surtout il donne une image fausse et aseptisée de la Ségrégation dans le Sud des Etats-Unis dans les années 1960. A y regarder de près, un ensemble de petits détails font grincer des dents et qui caricaturent les personnages de femmes noires jusqu’au ridicule. Et Roxane Gay de préciser : « Ecrire la différence, c’est compliqué. Il y a de multiples preuves qu’il est très difficile de présenter la différence correctement, d’éviter l’appropriation culturelle, de reformuler les stéréotypes, de réviser ou de minimiser l’Histoire, de déprécier ou de rendre triviale la différence ou l’altérité. »

Avec Bad Feminist, Roxane Gay nous invite à assumer nos contradictions, à rester vigilantes et à défendre nos droits. Elle nous livre sa vision du féminisme sans jamais nous demander d’y adhérer. Et c’est en cela que son livre est intéressant. Car il incite chaque lectrice, chaque femme a mené sa propre réflexion au regard de son histoire sur ce que c’est pour elle d’être féministe.