Berlinoises

Les voyages ont toujours été pour moi une formidable occasion de découvrir villes et pays au travers de la littérature. Je prends toujours la route avec plusieurs romans sous le bras, sachant qu’ils accompagneront mon périple et me permettront de me familiariser davantage avec ma destination. Ainsi, au mois de mai, Berlin m’a conduite vers deux très beaux romans : Tu n’es pas une mère comme les autres, portrait d’Else Kirschner, juive allemande libre et passionnée dans le Berlin des années folles et du IIIe Reich, et Une femme à Berlin, journal de la misère, de la honte et du viol d’une jeune berlinoise entre le 20 avril et le 22 juin 1945 alors que les Soviétiques sont aux portes de la capitale.

Tu n’es pas une mère comme les autres

Tu n'es pas une mere comme les autresEn tant que femme de ma génération, je représentais quelque chose de neuf, d’insolite et de suspect. Je sortais pour ainsi dire de l’ordinaire, j’ai dû faire preuve de beaucoup de force et m’inventer mes propres lois. Personne ne m’a aidée, au contraire : au mieux on me trouvait comique, au pis on me jugeait dépravée. 

Ainsi se décrit Else Kirschner, juive allemande qui vécut le Berlin des années folles puis celui du IIIe Reich. Elle bravera les interdits du judaïsme en épousant un catholique puis s’affranchira des règles du mariage quand elle apprendra que son mari la trompe avec sa meilleure amie. Femme libre et passionnée, Else a voulu profiter des plaisirs de la vie en plaçant l’amour au-dessus du tout, quitte à se brûler les ailes.

Avec elle, on découvre l’insouciance du milieu intellectuel et artistique berlinois de l’entre-deux-guerres puis son aveuglement face à la barbarie nazie. Le réveil n’en sera que plus difficile. Else parviendra à quitter l’Allemagne avec ses enfants en contractant un mariage blanc, laissant derrière elle sa mère qui sera déportée. Avec l’exil en Bulgarie, ce sont la misère et la maladie, vécus par Else, comme “une sorte de châtiment mérité”, sans regret ni amertume.

Tu n’es pas une mère comme les autres est une ode à la vie, écrit par Angelika Schrobsdorff, la fille de l’héroïne.

Angelika Schrobsdorff, Tu n’es pas une mère comme les autres, Libretto, 2014.

Une femme à Berlin

Une femme à BerlinA l’époque, je me faisais constamment la remarque suivante : mon sentiment, le sentiment de toutes les femmes à l’égard des hommes, était en train de changer. Il nous font pitié, nous apparaissent affaiblis, misérables. Le sexe faible. Chez les femmes, une espèce de déception collective couve en surface. Le monde nazi dominé par les hommes, glorifiant l’homme fort, vacille – et avec lui le mythe de l’ « Homme ». Dans les guerres d’antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. Aujourd’hui, nous, les femmes, nous partageons ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d’aplomb. A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura la défaite des hommes en tant que sexe.

La jeune Berlinoise qui a rédigé ce journal, du 20 avril 1945 – les Soviétiques sont aux portes – jusqu’au 22 juin, a voulu rester anonyme, lors de la première publication du livre en 1954, et après. À la lecture de son témoignage, on comprend pourquoi. Sur un ton d’objectivité presque froide, ou alors sarcastique, toujours précis, parfois poignant, parfois comique, c’est la vie quotidienne dans un immeuble quasi en ruine, habité par des femmes de tout âge, des hommes qui se cachent : vie misérable, dans la peur, le froid, la saleté et la faim, scandée par les bombardements d’abord, sous une occupation brutale ensuite. S’ajoutent alors les viols, la honte, la banalisation de l’effroi. C’est la véracité sans fard et sans phrases qui fait la valeur de ce récit terrible, c’est aussi la lucidité du regard porté sur un Berlin tétanisé par la défaite. Et la plume de l’auteur anonyme rend admirablement ce mélange de dignité, de cynisme et d’humour qui lui a permis, sans doute, de survivre.

Une femme à Berlin, Journal, Folio, 2008.

Sur le viol en temps de guerre, lire “Comme un champ de bataille”.

Sur le même thème : Anna Funder, Tout ce que je suis, 10-18, 2005.