Chère Juliette,
Ta raison de vivre, c’était de chanter ! « Chanter, c’est la totale », disais-tu, « il y a le corps, l’instinct, la tête ». Une affaire entre toi et toi. Tu étais une femme libre. Tu étais une femme qui libère.
« Je suis comme je suis », as-tu chanté. Faite pour plaire, avec tes longs cheveux noirs et ta frange raide, ton maquillage en œil de biche et ton look intemporel. Tu as imposé ton allure, inspirant tout une génération de jeunes filles. Pourtant, tu ne t’es jamais trouvée belle. « Peut-être bien par rapport à ma mère », racontes-tu. « Elle m’avait collé un solide complexe d’infériorité. Ça ne meurt pas, ces petites choses-là… »
Ta mère, elle avait la hargne, elle avait la haine. Envers toi… Qu’y pouvais-tu ? Tu l’as aimée pourtant. Puis plus tard, non. « C’était un héros. Pas une mère ». En 1939, elle rejoint le réseau Résistance Sud et aide des jeunes gens à gagner l’Espagne ou à rejoindre Londres. Quatre ans plus tard, elle est arrêtée par la Gestapo. Tu décides alors, avec ta sœur Charlotte, de retourner à Paris. Malheureusement, vous êtes arrêtées à votre tour. Charlotte et ta mère sont déportées à Ravensbrück. Tu es enfermée à Fresnes. Pendant des heures, tu es fouillée, interrogée et tabassée. « Fresnes : c’est avec les putes, qui passaient leur temps à se tirer les cartes, que j’ai appris que les hommes n’étaient pas tous comme mon grand-père. »
Parce que tu n’as que 16 ans, on te libère rapidement. Tu débarques alors chez Hélène Duc, ton professeur de français avant la guerre. C’est une deuxième naissance, la première fois que l’on t’aime. Hélène, ce fut ta mère de substitution, celle que tu considéreras comme ta vraie mère.
La guerre terminée, tu habites à l’hôtel et vit de petits boulots. Mais surtout tu traînes à Saint-Germain-des-Prés. Comme tu n’as pas d’argent, tu empruntes des vêtements aux garçons que tu connais. « Les pantalons, je les retroussais, les pulls, j’en roulais les manches, et j’allais souvent pieds nus, parce que les garçons ont de grands pieds… Tout à coup, on s’est mis à me photographier, me copier, m’interviewer, j’étais devenue une mode ! » Car ton style, ta gouaille intriguent, amusent. Tu te construis une famille de hasard ; Merleau-Ponty y joue un rôle central. C’est lui qui t’introduit auprès du couple Sartre et Beauvoir. Avec lui, tu rencontres Boris Vian et Raymond Queneau. Au cœur du quartier latin, tu côtoies artistes et intellectuels reconnus, jazzmen et auteurs américains.
Grâce à ces innombrables rencontres, tu décroches quelques rôles au Théâtre. Et surtout en 1949, tu te lances dans la chanson grâce à ton amie Anne-Marie Cazalis. Tu tardes à être connue du grand public ; peut-être parce que ton style, intellectuel et littéraire, est trop éloigné du répertoire populaire. Tu ne renonces pas. « La chanson a été aussi indispensable pour moi que l’eau, le pain et le vin », racontes-tu. Alors, tu décides de te battre pour elle. « Parce qu’il faut toujours se battre pour ce qu’on aime. Et la chanson, en soi, ne change pas : elle est toujours la révolution. La voix du peuple. Et aussi le passeur absolument somptueux de la poésie. »
En 1954, c’est la consécration sur la scène de l’Olympia. Tu travailles avec Gainsbourg qui t’écrit des chansons, dont La Javanaise en 1963. Tes chansons d’ailleurs, tu les choisis à l’instant : « c’est oui, tout de suite, ou non, définitivement ». Tu brises les tabous, en chantant Je hais les dimanches, Je suis comme je suis, signé Jacques Prévert, ou encore Déshabillez-moi. Chanter, pour toi, c’est ta sensualité, ta sexualité, ta gourmandise. « Une thérapie magnifique. »
Ce dont tu étais le plus fière, c’était de ton travail. Tu as passé ta vie aussi à justifier cette célébrité qui t’est « tombée dessus comme la foudre ». Ton métier tu l’as aimé tellement. « Il faut aimer son métier de façon démesurée, en allant chanter dans des petites salles de banlieues en matinée et savourer qu’un jeune homme ait dit à la fin du tour de chant : Elle est bonne hein Gréco ! et l’on rit de bonheur devant tant d’innocence ».
Tu as toujours été libre, sauf quand tu étais amoureuse. « La seule chose qui altère la liberté c’est l’amour », disais-tu. Tu n’as pas été fidèle, tu n’as jamais été un modèle de vertu. Sagan disait d’ailleurs : « Si vous êtes amie de Gréco et lui demandez la permission d’enterrer un cadavre dans son jardin, elle prend une pelle pour vous aider et ne pose aucune question ».
Après la guerre, la sensation de liberté l’emportait sur toute autre considération. « J’avais une attitude extraordinairement scandaleuse. Une liberté silencieuse absolument hors de propos. J’étais très bizarre pour mon époque. C’était une liberté sexuelle totale. Ce n’était pas les hommes qui me choisissaient, c’est moi qui choisissais. »
Soixante ans plus tard, quand on te demandait quel conseil tu pouvais donner aux jeunes filles, tu répondais :
« Apprenez à dire NON
Refusez les coucheries, les conneries et les compromissions.
Refusez les textes dégueulasses d’un producteur qui ne songe qu’à vous baiser sur un coin de bureau. Car il y a des choses inadmissibles dans ces métiers. Refusez l’humiliation. Restez dignes. Les femmes sont des hommes bien ».
Tu étais une femme bien !
A écouter :
- Juliette Gréco dans l’émission Boomerang d’Augustin Trappenard sur France Inter
A lire :
- Je ne serais pas arrivée là si... d’Annick Cojean