« Ecoutez, moi je pars du principe que si je l’ai fait, c’est que ce n’est pas tellement difficile. » Voilà ce que nous dit Ella Maillart, voyageuses du bout du monde dans les années 1930. Ella Maillart est une des voyageuses que j’admire le plus et qui m’inspire. Si ce je pouvais lui répondre aujourd’hui je lui dirai que si Ella, ce que tu as fait est extrêmement difficile, incroyablement courageux et tellement audacieux ! Car il faut en avoir… pour oser partir à la découverte de territoires inconnus, à des milliers de kilomètres de chez soi.
Alexandra David-Néel, première femme à être entrée à Lhassa en 1924, écrit dès les premières lignes de son essai intitulé Pour la Vie. « L’obéissance c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie ». Certes.
Mais il faut franchir le pas… Qu’est-ce qui poussent ces femmes à partir ?
Je crois que leur quête d’elle-même, leur soif d’ailleurs, leur ont donné ce courage-là : celui de désobéir. Car oui, elles ont désobéi. En partant en voyage, seule ou accompagnée, elles ont rompu les codes, les règles de leur époque. Et avec audace !
C’est cela qui m’a d’abord marqué chez les voyageuses du 20e siècle comme du 19e d’ailleurs, chez Marie Kinsley, Freya Stark, Isabella Bird, Ella Maillart ou encore Ida Pfeiffer. Toutes ces femmes, aux personnalités si différentes, ont osé partir.
Oser partir pour ces femmes, c’est oser sortir de leurs espaces – l’espace privé, l’espace domestique et de leurs rôles. A leur époque, c’est une transgression. J’imagine qu’il faut une volonté de fuite, une souffrance ; le refus d’un avenir insupportable, une conviction, un esprit de découverte ou de mission. Une urgence vitale parfois !
Malgré tout, difficile parfois d’échapper à son époque, aux conventions sociales. Souvent, les voyageuses de la seconde moitié du 19e siècle patientent… attendent d’être enfin seule pour tout plaquer !
C’est la cas de Mary Kinglsey (1862-1900).
« En 1893, pour la première fois de ma vie, je me retrouvais avec cinq ou six mois de liberté devant moi. Avec l’émotion d’un enfant qui vient de recevoir une pièce de cent sous, je cherchais ce que j’allais bien pouvoir faire ». « Pars à la découverte des Tropiques », me soufflait la Science. Mais où Diable aller ? »
Une odyssée africaine
Sauf que Marie n’est plus une enfant. Elle a trente ans, elle n’est pas mariée. Certains diraient que c’est une vieille fille. Mais voilà cela fait des années que Marie a mis sa vie entre parenthèses pour prendre soin de ses parents. Alors forcément, quand père et mère disparaissent en l’espace de quelques semaines le choc est salutaire !
Enfin libre ! Mary, qui a toujours mené une vie sédentaire, bien rangée et organisée, décide de passer à l’acte. Ses rêves d’échapée, alimentés pendant des années, par la bibliothèque paternelle riche en récits de voyage, vont pouvoir se réaliser. Elle décide de voyager pour son propre compte. A cette époque, Londres ne jure que par la Méditerranée. Et bien Mary, elle, choisit l’Afrique. La preuve de sa détermination, même si elle reconnaît elle-même le caractère quelque peu suicidaire de son choix. « Orpheline en six semaines, je me rendis en Afrique pour y mourir. Mais l’Afrique me traita avec douceur et me passionna, au lieu de me tuer tout de suite – à vrai dire, je ne suis pas si pressée. »
40 ans plus tôt, ce sont des raisons de santé qui poussent Isabella Bird (1831-1904), notre voyageuse écossaise, à partir prendre le grand air canadien. Depuis l’enfance, Isabelle souffre de problèmes nerveux et de douleurs intenses, notamment au dos. Son médecin lui prescrit une vie au grand air. Elle doit attendre ses 23 ans pour que l’occasion se présente enfin : elle servira de chaperon à ses cousines qui rentrent au Canada. C’est le début d’un long périple : Boston, Cincinatti, Chigaco, Toronto, Détroit et Montréal. A son retour, sa santé s’était miraculeusement améliorée. Alors forcément, quand les douleurs reviennent, les médecins lui conseillent vivement de repartir. Le voyage va être pour Isabelle son remède miracle !
En 1874, c’est au Far West que l’on retrouve Isabella, voyageant seule et sans armes. Miracle : elle en sortit indemne. Car « par dessus tout, n’était-ce pas excitant d’être étendue sur une montagne de plus de 3000 mètres, au cœur des montagnes Rocheuses, sans autre abri qu’un berceau de pins et avec un froid de -7°C; d’entendre hurler les loups, de contempler les étoiles à travers un dais odorant, d’avoir pour colonnes de lit des pins aigus et pour lampe de nuit la flamme rouge d’un feu de camps? » Puis cap sur l’Asie : la Chine, le Vietnam, Singapour. Et enfin le Japon où elle part à la découverte du peuple Aïnou, persécuté par les autorités. Ses voyages en Asie lui valurent en 1892 d’être la première femme membre de la Royal Geographical Society.
Je crois qu’Ida Pfeiffer, parce qu’elle est née en 1797, est la voyageuse qui attendra d’avoir rempli toutes ses obligations pour pouvoir s’échapper, partir. C’est donc à 45 ans qu’elle entreprend son premier voyage. Ida va réussir l’exploit de faire deux tours du monde en moins de dix ans ! Ida lancée, on ne pouvait plus l’arrêter !
On imagine pourtant qu’Ida (1797- 1858 )aurait certainement choisi une vie plus libre, plus itinérante dès son plus jeune âge si elle avait pu se soustraire aux traditions. Elle qui passe son enfance à vivre habillée en garçon, qui s’éprend de son prescripteur à l’origine de son goût pour la littérature de voyage, refuse tous les prétendants que sa mère lui présente.
A 22 ans – pour l’époque Ida n’est déjà plus une jeunette –, elle cède enfin et accepte de se marier… mais avec un homme beaucoup plus vieux. Son mariage ne fut clairement pas heureux. Elle dut même travailler en secret pour nourrir ses fils et leur donner une éducation convenable. Quand ce fut fait, Ida, séparée de son mari, pu mettre ses projets de voyages à exécution. D’autant que sa mère lui avait laissé en héritage une somme modeste mais suffisante pour lui permettre d’accomplir son rêve.
Mary, Isabella et Ida ont ouvert la voix. Et les voyageuses du début du 20e siècle apparaissent plus sûres que les aînées. Elles ont aussi moins besoin de démontrer qu’elles sont des femmes comme il faut, bien sous tout rapport.
A 43 ans, Alexandra David-Neel (1868-1969) réussit enfin à entreprendre le voyage dont elle rêve depuis longtemps. Nous sommes en 1911. Elle transgresse les normes établies par une société qui vise à maintenir les femmes au foyer. Elle part avec le consentement plus ou moins acquis de son mari qui finance ses voyages.
Mariée depuis près de 10 ans à Philippe Néel, elle ne peut se résigner à sa vie de femme mariée et annonce à son mari son départ en Inde pour continuer ses recherches pendant 18 mois. Elle ne reviendra que 14 ans plus tard. Tous deux entretiendront une correspondance jusqu’à la mort de celui-ci en 1941, avec plus de 3 000 lettres échangées !
Freya Stark (1893-1993), elle aussi, est une incroyable voyageuse ! Elle a d’ailleurs de nombreux points communs avec Alexandra David-Néel. Intrépide, anticonformiste, Freya se moque tu quand dira-t-on ! Dès l’enfance, elle mène une vie de bohême, déménageant beaucoup. A l’âge de 34 ans, elle est au Liban. Deux ans plus tard, à Bagdad : elle vit dans la maison d’un cordonnier, ce qui fait scandale au sein de la communauté britannique. Qu’importe ! Puis elle décide de partir en Iran, au sud de la Caspienne, côtoie des caravaniers, des contrebandiers, des bandits, échappe aux situations les plus risquées et à toutes sortes de maladies. En 1934 , elle reprend la route : en Arabie, au Yémen ; encore une fois, elle est sauvée in extremis. A soixante ans, elle apprend le turc et parcourt à cheval les régions reculées de l’Anatolie… Vingt années plus tard, elle continue ses périples au Népal, du côté du Pamir, ou descend l’Euphrate en canot pneumatique.
Pour Ella Maillart (1903-1997), « partir, c’est revivre ». Elle a alors 23 ans. Elle se sent extrêmement seule et désespérée. Son adolescence, elle l’a surtout passée à naviguer sur le lac Léman avec son amie Miette. Ensemble, elles ont le projet fou de traverser l’Atlantique, de rejoindre la Polynésie française. Malheureusement, Miette tombe gravement malade. Ella est abattue, désespérée. Elle ne voit qu’un seul moyen pour échapper à son mal être, celui de partir. : « Pour une fois, calmement, j’ai eu le courage de faire le ménage dans mes pensées les plus intimes. Le plus profond est remonté en surface. Insupportable. A quoi me sert de… Je ne découvre en moi que du vide : ni amour filial, ni amitié, ni responsabilité, ni but, ni raison de vivre. Ni élans du cœur ni désir ardent ne vivent en moi. »
En 1930, à l’âge de 27 ans, elle entreprend son premier grand voyage en Russie. Deux ans plus tard, elle repart pour traverser les Turkestan russe, à la rencontre des kirghizes, des kazakhs et des ouzbeks. Puis ce sera la Mandchourie, la Chine, l’Afghanistan, le Népal. A son retour d’Asie, elle dit « J’aurais aimé que le voyage durât toute ma vie ». Elle y a presque réussie. A plus de quatre-vingt ans, Ella Maillart se rend encore à Lhassa au Tibet puis à Khotan, une oasis de la Route de la Soie.
Le voyage est devenu pour Ella Maillart sa raison de vivre. Elle voyage pour rester vivante.
60 ans plus tard, Solenn Bardet (1975-) fait le même choix qu’Ella Maillart. Elle ne sent pas à sa place dans la société qui l’entoure. Solenn suit son instinct. « Je suis partie car je ne pouvais plus faire autrement, pour vérifier la réalité de mes rêves, pour me prouver que j’avais raison de croire que la vie peut être autre chose que cette fadeur insipide lue sur tant de visages. Je pars car la vie doit être belle et intense, comme une symphonie. S’il le faut, je suis prête à ne pas revenir. Ce voyage est tout pour moi ». Ces mots, Solenn Bardet les prononce à seulement dix-huit ans. Et c’est chez les Himbas qu’elle trouve refuge. A peu par hasard. Solenn prend un avion, puis un bus à sowetto et suit une femme. Elle finit par arriver en Namibie. On lui montre une photo des Himbas ; sur l’une d’entre elle, une femme sourit; c’est ici qu’elle s’arrêtera. Pour elle, raconte-t-elle, « c’était une question de vie ou de mort, il fallait que je trouve autre chose pour que la vie vaille la peine d’être vécue, il fallait que je trouve au chose ». En prenant la fuite, elle est allée chercher la liberté, sa liberté !
Odette de Puigaudeau (1894-1991), elle aussi doit partir pour vivre, ou simplement respirer. A Paris, où elle devient journaliste, et en mer pour des reportages sur la vie des pêcheurs ou des îles bretonnes. Elle fut d’ailleurs l’une des premières femmes à s’embarquer sur des thoniers bretons.
Très tôt passionnée par le voyage et par la navigation – ses origines bretonnes y sont certainement pour quelque chose –, elle attend pourtant d’avoir la quarantaine pour embarquer à bord d’un thonier, en compagnie de Marion Sénones. Destination : la Mauritanie. Une expédition difficile d’une année (1933-1934), suivie d’une autre, en 1937, à partir du Maroc cette fois. Aventures totales et véritablement fondatrices : les séjours ultérieurs s’apparentent plutôt à des missions ethnologiques – sans la consécration professionnelle, puisqu’il s’agit toujours de bourses ponctuelles ou de reportages.
« Tourmentées par le vieil instinct de migration qui sommeille encore au fond de l’être humain en dépit d’une casanière civilisation, nous avions voulu un vrai, un beau voyage – le Voyage ! – avec tout ce qu’une entreprise digne de ce nom comporte d’imprévu, de peines et de joies. »
Odette du puigaudeau
Un voyage qui comportait de grands risques ; à cette époque, les enlèvements et les assassinats étaient fréquents en Mauritanie.
Ce qui est fascinant chez ces femmes, c’est qu’une fois qu’elles ont franchi le pas, le voyage devient un mode de vie, une évidence, une raison de vivre parfois.
Certaines avaient d’ailleurs beaucoup de mal à revenir et s’empressaient de repartir. « J’aspirais à oublier qu’inévitablement nous devrions un jour retourner chez nous. J’avais même perdu tout désir de ne jamais y retourner. Mes habitudes ne seraient plus celles de mes contemporains, je me sentirais isolée au milieu d’eux, dans cet Occident où rien ne m’attirait. J’aurais aimé que le voyage durât autant que ma vie », raconte Ella Maillart dans son ouvrage Croisières et caravanes.
Le retour était souvent consacré à l’écriture, au récit de voyage, moyen de gagner sa vie et de financer la prochaine aventure. D’autres faisaient clairement trainer les choses et n’étaient pas pressées de rentrer chez elle. Alexandra David-Neel partie initialement pour quelques mois fut absente 14 ans.
Le voyage, elles l’ont dans la peau. A 60 ans passés, Freya Stark décide de mettre ses pas dans ceux d’Alexandre Le Grand et part visiter les confins de l’Anatolie. A soixante ans, elle apprend le turc et parcourt à cheval les régions reculées de l’Anatolie… Vingt ans plus tard, soit à l’âge de 80 ans, elle continue ses périples au Népal, du côté du Pamir, ou descend l’Euphrate en canot pneumatique. « Le vrai vagabond », écrivait-elle à 75 ans, « celui dont les voyages sont faits de bonheur, ne voyage pas pour fuir mais pour chercher ».
Rien n’arrête également Alexandra David-Néel qui part camper en plein hiver au lac d’Allos à 2240 m à l’âge de 82 ans.
« Je crois que cela m’a toujours été et me serait, plus que jamais, pénible de demeurer quelque part. Drôle et inconcevable idée qu’ont les gens de s’attacher à un endroit comme des huîtres à leurs bancs, quand il y a tant à voir de par le vaste monde et tant d’horizons à savourer »
Alexandra david-neel
A l’âge de 100 ans, elle prit soin de renouveler son passeport.
Force est donc de constater que voyager conserve !
Malheureusement toutes les voyageuses n’ont pas eu cette chance. Mary Kingsley, celle qui, par ses récits, allait contribuer à la naissance de l’ethnographie, mourut à l’âge de trente-trois ans, en juin 1900, lors d’un séjour en Afrique du Sud. Alexine Tinné (1835-1869), que nous retrouverons dans un prochain épisode, fut assassinée à l’âge de 34 ans, en plein désert libyen.
Sources :
- Marye Kingsley, Une odyssée africaine, Payot, 1995.
- Isabella L. Bird, Une anglaise au Far West, Payot, 2004.
- Ella Maillart, Croisières et caravanes, Payot, 2003.
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