Du Danemark au Kenya : la fabuleux destin de Karen Blixen

« Je suis bien là où je me dois d’être », disait Karen Blixen qui, en foulant le sol africain, rencontre sa destinée. Le 13 janvier 1904, elle pose le pied sur le quai de Mombasa, en Afrique-Orientale anglaise un voyage exténuant. Personne n’est là pour l’accueillir, pas même Bror Blixen, son futur mari. Karen, si impatiente de se marier, ne se formalise pas. Elle est enfin libre, loin d’une famille aristocratique danoise trop envahissante à son goût. Le mariage a lieu dès le lendemain, le 14 janvier 1914.

Un mariage de raison

Ce n’est pas l’amour qui pousse ces deux-là à se marier. A 28 ans, Karen sait que l’homme dont elle est éperdument amoureuse, Hans Blixen, son cousin au deuxième degré, ne veut pas d’elle. « Plus que tout autre chose, c’est un amour profond et non partagé qui a laissé une marque dans ma jeunesse », déclare-t-elle des années plus tard à Clara Svendsen, sa secrétaire. Elle continue de l’aimer, malgré tout, alors que les prétendants se pressent autour elle. Mais, un jour, elle doit se rendre à l’évidence : il est temps qu’elle se marie si elle ne veut pas finir vieille fille. Elle accepte alors la demande de Bror, le frère jumeau de Hans. Ils se connaissent bien. Ils devraient s’entendre.

Certes, le couple est mal assorti. Karen est élégante et cultivée, Bror est sanguin et inculte. Mais il lui donne un titre de baronne et une parenté avec la famille de Suède. Physiquement, il est viril et cela plaît à Karen : une qualité à laquelle elle accorde beaucoup d’importance et qui lui rappelle son père. Wilhelm Dinesen était un modèle pour Karen. Officier militaire, écrivain et parlementaire, il a vécu en Amérique parmi les Indiens. La petite fille admire ce père qui lui raconte ses aventures sur l’autre continent mais l’encourage aussi à étudier et à s’émanciper. Mais ce père tant aimé se suicide en 1895 afin d’échapper à la dégradation physique due à la syphilis. Karen a alors 10 ans. Sa mort la laisse désemparée, sans ressources.

Ce mariage n’a pas de prix pour Karen. Il rend possible ses désirs d’indépendance. Sa vie peut enfin commencer sur ces terres africaines et elle est impatiente de découvrir sa nouvelle demeure. Une véritable tendresse unit le couple. Mais Bror aime trop sa liberté. Il ne veut en aucun cas renoncer à ses deux passions : la chasse et les femmes. Il est peu présent sur la plantation, multiplie les safaris et les séjours au Muthaiga, un club réservé à l’élite blanche du pays. Là bas, il boit et « fait son marché de chair fraîche ». Karen est-elle au courant des occupations de son mari ? En tout cas, elle le voit de moins en moins.

Dès février, elle attrape la malaria et doit s’aliter pendant plusieurs semaines. Très affaiblie, elle se sent seule. Une fois remise sur pied, elle s’empresse de se rendre sur ses terres et d’aller à la rencontre des kikuyus. Elle visite les familles qui travaillent sur la plantation de café Blixen. Au fil du temps, elle crée ce lien très fort qui va demeurer toute sa vie avec les africains, ses « frères noirs ».

Se sentant peut-être coupable, Bror revient vers elle et décide, pour lui changer les idées, de lui offrir un mois en pleine nature, au cours d’un safari durant lequel ils peuvent se livrer à une passion commune, la chasse. Mais le déclenchement de la Première Guerre mondiale complique leur situation sur place. La plantation est en difficulté; on manque de main-d’œuvre car la plupart des ouvriers sont partis au combat.

La trahison de Bror

Le moral est au plus bas d’autant que Karen se sent épuisée. Elle maigrit à vue d’œil, souffre de migraines et de vertiges, ne dort plus. Pour lutter contre l’insomnie, elle prend du Véronal, un somnifère dont elle augmente les doses de plus en plus. Jusqu’à approcher de la dose mortelle. Un après-midi, Bror entre dans sa chambre et la trouve dans un état comateux. Il tente tout pour la ranimer. Pendant deux jours, elle vomit sans cesse. Bror la conduit à Nairobi pour qu’elle consulte un médecin. Le diagnostic est sans appel : Karen souffre de syphilis à un stade avancé, « aussi grave que celle d’un soldat ». Malaises, fièvres, maux de tête et douleurs dans les articulations. Elle souffre de tous les symptômes de la maladie. Le médecin lui conseille de rentrer au plus vite au Danemark pour se faire soigner. En attendant, on lui prescrit des pilules de mercure, le seul remède à disposition sur place.

Karen prend conscience que sa vie est menacée. Certes, elle était probablement au courant des frasques de son mari ; les rumeurs allaient bon train au sein de la colonie européenne. Elle découvre surtout que son mari l’a trahi, qu’il est prêt à la sacrifier simplement pour satisfaire ses appétits sexuels. Par qui a-t-il été contaminé ? Probablement une femme masaï. La syphilis fait d’ailleurs des ravages dans cette population.

Bror, lui, a été soigné par un vénérologue danois mais apparemment, il n’a pas beaucoup souffert, voire pas du tout dans les premiers stades du mal. L’évolution de la syphilis est en effet différente selon les individus et certaines personnes ne présentent aucun symptôme. Bror, réputé pour avoir une constitution extraordinaire, a peut-être été de ceux-là.

Le choc est intense. Certains affirment que la surdose de Véronal serait survenue après l’annonce de la maladie à Karen. Karen a-t-elle tenté de se suicider, comme son père avant elle ?

Affronte-t-elle Bror ? Laisse-t-elle éclater sa colère ? Nous n’en trouvons aucune trace dans les lettres qui ont suivi ou dans sa correspondance avec Bror. Des années après, Karen dira à sa secrétaire Clara Svendsen : « Il y a deux choses que l’on peut faire dans un tel cas : abattre l’homme ou accepter les faits ».

Karen opte pour la deuxième solution. Elle veut rester au Kenya, territoire dont elle est tombée amoureuse. Il n’est pas question non plus de divorcer. Elle tient trop à son titre de baronne et à son indépendance. Elle écrira le 5 septembre 1926 à son frère Thomas : « Je pourrais soutenir que, tel que se présente le monde, je trouve que cela vaut la peine d’avoir la syphilis pour devenir baronne, mais je ne veux en aucun cas prétendre que tout le monde serait prêt à payer ce prix là ». C’est dire l’importance qu’elle accorde au statut social.

Mais elle se sent tout de même isolée d’autant plus qu’il lui est impensable de révéler à sa famille le mal dont elle souffre. Ce serait révéler l’adultère de son mari, déjà peu apprécié par la famille Dinesen. Elle n’a donc personne à qui confier ses craintes et ses souffrances.

Bror tente de rattraper l’irrattrapable et lui propose de partir deux mois en safari, afin de lui changer les idées. Karen accepte mais c’est pour revenir plus épuisée que jamais. Elle se décide enfin en mai 1915 à regagner l’Europe pour se faire soigner. A sa mère, elle préfère dire qu’elle souffre d’une maladie tropicale susceptible d’entraîner la stérilité. Rien de plus. A son arrivée à Copenhague, elle est admise à l’hôpital pour subir de nouveaux examens et suivre un traitement. Son séjour va durer un trimestre entier. Impossible de lui prédire la guérison tant le stade de la maladie est avancé.

Sauver les apparences

Sauver les apparences. Cela lui importe plus que tout. Karen demande à ne pas être soignée dans le service en charge des maladies vénériennes. Personne ne doit savoir de quel mal elle souffre. Sa mère n’apprendra qu’en 1919 sa vraie maladie.

On a peu de traces littéraires sur cette période. Comment Karen l’a-t-elle vécu ? Thomas, son frère, dont elle s’est rapprochée durant sa convalescence, raconte : « Sa maladie aurait parfaitement pu la pousser dans les limites du désespoir, mais elle prit ses souffrances d’une tout autre manière. C’était comme si elle avait pensé : ‘‘Maintenant que j’ai enduré cela, je ne dois pas être bien loin du sublime !’’ »

En novembre, Karen peut enfin rejoindre le Kenya, escortée par Bror venu lui rendre visite. C’est la fin d’un séjour qui inaugure la liste des voyages en Europe que Karen fera pour se soigner.

Le retour en Afrique se passe sous de bons auspices. L’argent donné par la famille Dinesen leur permet d’acheter de nouveaux terrains mais surtout, Mbogani House, « la maison dans les bois » en swahili, la ferme légendaire évoquée des années plus tard par Karen Blixen dans son livre La Ferme africaine. Ils s’y installent en mai 1917. Karen devait y rester quatorze ans. Un endroit idyllique qui apaise les crises de Karen, loin d’être guérie. Et quand les crises surviennent, elles sont d’une violence inouïe. Des douleurs intenables dans la moelle épinière obligent la baronne à rester alitée. Sous les turbans, elle dissimule la perte de ses cheveux, provoquée par les cures d’arsenic.

Karen va devoir vivre avec une épée de Damoclès à jamais au dessus de sa tête, un cadeau de son mari infidèle. Elle va apprendre à vivre avec la douleur, souvenir incessant des liaisons de son mari. Elle fera deux fausses couches et n’aura jamais d’enfant.

Denys Finch Hatton, l’histoire d’amour de sa vie

Dans son malheur, Karen a au moins une chance : celle d’avoir droit une sexualité tout à fait normale. Les risques de contagion ont été enrayés. Son avenir sentimental n’est pas terminé. Encore l’espoir de tomber amoureuse. Le 5 avril 1918, Karen fait la connaissance de celui qui va changer sa vie, Denys Finch Hatton, le seul capable de lui faire oublier la maladie. L’histoire d’amour de sa vie, jusqu’à la mort de Denys dans un accident d’avion le 14 mai 1931. C’est cet épisode de la vie de Karen Blixen que Sydney Pollack a choisi de porter à l’écran dans Out of Africa.

Dans La Ferme africaine comme sa correspondance d’Afrique, Karen Blixen évite certaines confidences : Denys Finch est son ami et pas son amant ; elle ne parle pas de la maladie. Néanmoins, il semble qu’elle est finie par se l’approprier, l’apprivoiser comme elle l’écrit en 1926 à son frère Thomas : « Ma maladie ne m’a pas mise hors de moi.  Je l’ai ressentie comme un coup de vent qui, au fur et à mesure que mon destin prenait forme, est devenue partie intégrante de moi-même, tout comme mon nez, par exemple, que je souhaiterais un peu moins laid, mais qui ne me tourmente quand même pas constamment. »

Avec le temps, Karen est beaucoup moins clémente avec ce mal qui la ronge depuis des années. En 1956, son état a empiré. Elle n’accepte plus sa maladie d’une manière aussi légère. « J’ai passé les quatre dernières années principalement à l’hôpital ou au lit ici. J’ai l’impression de ne pas parvenir à me rétablir. Je n’arrive pas à peser plus de trente-cinq kilos et je suis atteinte d’une sorte de paralysie des jambes. Je ne peux pratiquement ni me tenir debout, ni marcher. »

La maladie finit par avoir raison d’elle. Après de multiples opérations, elle s’éteint en 1962, à l’âge de 77 ans, laissant derrière elle une œuvre littéraire très riche et un talent de conteuse inoubliable. Car si de Karen Blixen, beaucoup ont gardé en mémoire son expérience en Afrique, et surtout son histoire avec Denys Finch Hatton, racontées dans Out of Africa, cela ne résume en rien une destinée hors du commun.

Le jour où Ernest Hemingway reçut le Prix Nobel de littérature (1954), il déclara que le prix aurait du être décerné à Karen Blixen. Hemingway comme d’autres écrivains considéraient La Ferme africaine comme l’un des plus beaux textes du XXe siècle.

Sources :

  • BLIXEN (Karen), Lettres d’Afrique, 1914-1931, Gallimard, 1985, rééd. « Folio ».
  • DE SAINT PERN Dominique , Baronne Blixen, Stock, 2015.
  • DINESEN (Thomas), A l’ombre du mont Kenya. Ma sœur Karen Blixen, Esprit ouvert, 2002.
  • KREMER (René), « La maladie de Karen Blixen (1885-1962) », AMA, n° 55, Juin 2008.
  • LIAUT (Jean-Noël), Karen Blixen. Une odyssée africaine, Petite bibliothèque Payot, 2005.
  • THURMAN (Judith), Karen Blixen, Robert Laffont, 2000.