« C’est le système solaire qui nous a mariés(1) », affirme Ted Hughes, fasciné par l’astrologie. Quand Sylvia Plath et Ted Hughes se rencontrent en 1956, ils nourrissent la même ambition : écrire de la poésie. Ils vont devenir l’un des couples les plus productifs de la littérature anglaise. Une union inscrite dans les astres à laquelle il leur est impossible d’échapper. Un destin tragique, scellé jusque dans la mort.
Sylvia Plath, d’origine américaine, a 23 ans quand elle décroche une bourse de deux ans pour étudier la littérature à Cambridge. Ses écrits lui ont déjà valu quelques prix littéraires. A son arrivée en Angleterre, elle propose d’emblée des textes. Deux poèmes sont publiés en janvier 1956 dans un petit journal mais aussi moqués dans un fanzine, la St. Botolph’s Review(2), que des poètes de Cambridge publient. Le chroniqueur qualifie son style d’« habileté éclectique dépassée » et ajoute : « La critique en moi me souffle : ‘‘Imposture, imposture !’’ Mais je me garderai de l’accuser ainsi, après tout, elle est peut-être jolie(3). » Sylvia se sent humiliée. Elle est en colère. Pas question d’accepter ces critiques sans se défendre. Elle souhaite un droit de réponse. Le chroniqueur veut savoir si elle est jolie. Qu’à cela ne tienne, elle ira à sa rencontre, avec en tête des poèmes de la St. Botolph’s Review.
Ted Hughes ou quand le pire arrive
Le 25 février 1956, l’occasion lui est offerte de prendre sa revanche. Une fête est organisée à Falcon Yard pour la sortie du premier numéro de la revue. Sylvia Plath fait son entrée. Elle est d’abord déçue. L’auteur du papier, Daniel Huws, est un être « effroyablement pâle et parsemé de tâches de rousseur » et qui a « l’air incroyablement trop jeune pour seulement réfléchir sérieusement(4) ». Alors que les partenaires s’échangent au gré des danses, sans qu’elle s’y attende, « le pire arrive, ce grand type sombre avec un air d’Europe, le seul assez immense pour moi, qui a passé son temps à se pencher sur d’autres femmes(5). » Le pire, c’est Ted Hughes, l’un des deux poètes de la St. Botolph’s Review dont elle a mémorisé les vers. Et il en impose avec son mètre quatre-vingt cinq et ses quatre-vingt dix kilos.
Ted s’avance vers elle en la regardant droit dans les yeux. Alors, Sylvia Plath, pour couvrir le bruit de la musique, hurle les vers appris par cœur. Ted reconnaît l’un de ses poèmes. « Vous aimez ?(6) », lui crie-t-il en retour. Puis il l’entraîne dans une pièce voisine où ils peuvent s’isoler pour parler. Ils boivent du brandy, discutent. Le climat est électrique. Puis, soudain, Ted l’embrasse. Sylvia riposte aussitôt, en lui mordant « violemment et longuement » la joue, lui laissant le visage en sang. Ted lui arrache son bandeau et ses boucles d’oreille en argent, puis sort de la pièce pour rejoindre sa petite amie(7).
Une rencontre fulgurante et violente. Sylvia est déboussolée : « Je hurlais intérieurement : oh, je pourrais me donner à toi, en un combat violent(8) ». Déjà, elle imagine l’amour charnel, brutal tels deux bêtes s’affrontant dans l’arène. Mais si Sylvia est bouleversée par cette rencontre, elle n’oublie pas l’affront qu’elle a subi. « Je n’ai jamais laissé un homme se moquer de moi(9) », affirme-t-elle. Sylvia doit donc lui prouver qu’elle peut être son égale en matière de poésie.
Le désir sexuel, élément créateur
Chez Sylvia Plath, le désir sexuel contribue à stimuler son élan créateur(10). Dès le lendemain, elle écrit un poème, Poursuite qui aborde le thème de la « passion comme destin(11) ». Elle se décrit traquée par une panthère qui « a embrasé les bois(12) », par un fauve « affamé, affamé » qui « un jour, me fera mourir »(13). Un désir bestial.
Nous sommes dans les années cinquante, à l’heure où la sexualité est encore taboue. Sylvia, à 23 ans, est beaucoup plus avancée sur le plan de la sexualité que le sont les autres étudiantes. L’été précédent, elle a fait la connaissance d’un jeune garçon, Eddie Cohen. Celui-ci va l’initier à la sexualité théoriquement en lui recommandant la lecture d’un ouvrage rédigé par un médecin. Il lui donne des conseils et lui suggère même de se faire poser un diaphragme, ce qu’elle ne fera pas. Cela ne l’empêche pas d’éprouver du plaisir avec des garçons dans des flirts poussés. Et nous savons qu’au moment de rencontrer Ted, Sylvia a perdu sa virginité(14).
Ted Hughes est un jeune homme farouche et ambitieux qui sait, depuis l’âge de 16 ans, qu’il veut devenir un poète majeur, un écrivain de l’envergure de W. B. Yeats ou de D. H. Lawrence. Il aime flirter. Sylvia lui a-t-elle tapé dans l’œil ? Pas évident. Certes, elle ne passe pas inaperçue. On la décrit comme exubérante, prétentieuse, impatiente … Ted l’aurait lui-même trouvée trop « sûre d’elle(15) ». Sylvia a, c’est vrai, un caractère affirmé. Mais c’est aussi une très belle jeune fille à en croire les photos de l’époque. Du haut de son mètre soixante-quinze, elle a la taille fine et les épaules larges, un visage nerveux, des yeux sombres et les cheveux châtain clair.
Au moment de leur rencontre, Sylvia cherche un partenaire sur lequel elle pourrait se reposer. Elle est d’ailleurs engagée dans une liaison avec Richard Sassoon, un jeune américain alors étudiant à la Sorbonne. Mais cette histoire qui dure depuis deux ans n’est pas à la hauteur de ses espérances. Alors, quand elle croise Ted, elle se persuade qu’il est le seul homme capable de lui faire oublier Richard. Mais, voilà ! Ted a la réputation d’être un tombeur. Pas certain qu’il voit les choses de la même façon.
Une deuxième rencontre à Londres
Un mois s’écoule avant qu’ils ne se retrouvent pour la deuxième fois. A Londres. Le 23 mars 1956. Sylvia a loué une chambre d’hôtel pour une nuit avant d’embarquer pour Paris dans l’espoir de retrouver Sassoon ; Ted, de passage, loge chez des amis. Le jeune homme apprend la présence de Sylvia à Londres et demande à ses amis d’organiser une rencontre. Ils vont passer la soirée à discuter, à se confier. Il est d’ailleurs probable que Sylvia lui ait parlé cette nuit-là de sa dépression et de sa tentative de suicide de l’été 1953, liées à des soucis financiers, aux besognes alimentaires et aux surmenage. Elle n’a alors que 20 ans. Les soins et l’amitié d’une psychiatre lui permettent de reprendre une vie normale. Ted et Sylvia sont subjugués l’un par l’autre. Quand ils rejoignent la chambre de Sylvia, la tension sexuelle est palpable ; ils font violemment l’amour toute la nuit(16).
Le lendemain, Sylvia part pour la France. Pendant qu’elle cherche en vain Richard, elle pense à Ted. Elle envisage même d’écourter ses vacances pour aller le retrouver. Elle renonce finalement et préfère lui envoyer une carte postale représentant La Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau dans laquelle elle lui propose de se retrouver une nuit à son retour(17). Ted, très épris, lui envoie deux billets sans savoir si elle les recevra. Dans le premier billet daté du 31 mars 1956, il lui dit que le souvenir d’avoir exploré son corps nu lui a injecté « comme du brandy » dans le sang, imprégnant son esprit, le réchauffant et l’excitant, comme si ce brandy qu’il lui avait servi le soir de leur rencontre à Falcon Yard avait gorgé sa peau à elle, et qu’il avait attendu un mois à elle pour y goûter (18).
A son retour, le vendredi 13 avril, Sylvia court se jeter dans ses bras. Ils ont rendez-vous à Londres, dans une chambre d’étudiant du 18 Rugby Street. A partir de ce jour, ils ne vont plus se quitter. Pendant sept ans. Sylvia veut se marier. Si elle pense avoir perdu Richard, elle a trouvé Ted et elle veut le garder. Mais après son retour de Londres, Sylvia reçoit une lettre de Sasoon dans laquelle il explique les raisons de son absence à Paris et lui demande de lui pardonner. Sylvia qui pense l’avoir perdu envisage peut-être de poursuivre leur liaison. En tout cas, ils continuent de correspondre au printemps de 1956. Elle lui fera même part de sa décision d’épouser Ted.
La peur de l’abandon
Pourquoi Sylvia a-t-elle tant de mal à se décider ? Le décès de son père quand elle avait 8 ans a fait naître chez elle une peur de l’abandon qui la fragilise. A la mort de son père, elle a ce mot : « Je ne parlerai plus jamais à Dieu ». Ce premier drame l’a profondément marquée et ce père mythique, idéalisé hantera nombre de ses poèmes.
Pour éviter de se retrouver seule, une de ses stratégies consiste alors « à sortir avec un grand nombre de garçons, et d’abandonner n’importe lequel d’entre eux avant qu’il l’abandonne elle – une sorte de surenchère(19) ». Elle note dans son Journal : «Je m’efforçais de faire comme un homme, pouvant choisir de coucher ou de ne pas coucher avec Untel ou Untel. Je me vengeais(20).»
Alors quand elle sent que c’est terminé avec Sassoon, elle doit absolument confirmer son union avec Ted pour ne pas être abandonnée un jour par celui-ci. Au bout de quelques semaines, les deux amoureux envisagent donc de se marier, passant outre les réticences de certaines personnes de leur entourage et les incertitudes quant à leur avenir professionnel. Sylvia prend les devants. Elle lui fait sa demande.
Un mariage discret
Ils se marient le 16 juin 1956 à Londres, en l’église Saint George le Martyr. Une seule personne est présente : Aurélia, la mère de Sylvia, arrivée tout juste des Etats-Unis. La famille de Ted n’a pas été invitée, ni les amis. En fait, Sylvia tient à garder le plus longtemps possible secret leur mariage car elle a peur de perdre sa bourse Fulbright.
Puis ils partent en voyage de noces tout l’été dans le petit village de pêcheurs de Benidorm en Espagne. Sylvia est heureuse. Voici ce qu’elle écrit dans son Journal : « De ma vie, je n’ai connu conditions aussi idéales : un mari beau, brillant, magnifique (elle est loin, l’époque minable où mon ego se satisfaisait – à moitié – de la conquête, plus facile chaque fois, de ces hommes frêles) ; une grande maison tranquille, sans visites, ni téléphone, ni interruption(21) ». Ils vivent en harmonie, engagés dans le même combat : devenir des artistes accomplis. De plus, Sylvia s’épanouit dans son rôle d’épouse.
Après un bref voyage à Paris et un séjour chez les parents de Ted dans le Yorkshire, les Hughes retournent à Cambridge. Ils trouvent un petit appartement crasseux sur Eltisley Avenue où ils s’installent pendant que Sylvia termine ses études. Puis ils s’installent à Londres. Ils enchaînent les logements petits et sales. Ils ne peuvent pas s’isoler pour travailler. Et parfois, c’est chacun à tour de rôle.
Progressivement, les tâches ménagères, les soucis financiers et la dactylographie des manuscrits de Ted occupent plus Sylvia que sa propre carrière. Mais Sylvia qui a trouvé son guide ne s’inquiète pas de l’avancement de sa propre carrière. Elle admire Ted et celui-ci la reconnaît en tant qu’artiste à part entière, une première pour Sylvia. Elle est comblée.
Le départ pour les Etats-Unis
Mais les logements exigus et les difficultés financières les poussent à accepter un poste aux Etats-Unis. Sylvia décroche un poste à l’Université de Smith. Elle va pouvoir concilier enseignement et écriture, sans se préoccuper des fins de mois difficiles. Elle commence aussi à penser à la maternité.
Mais très vite, elle se rend compte que sa carrière d’enseignante ne lui laisse pas le temps d’écrire. Elle décide d’y mettre fin. Au même moment, elle fait la connaissance de Robert Lowell qui anime des ateliers d’écriture à l’université de Boston. Le couple quitte alors Northampton pour Boston.
Sylvia traverse une passe difficile. Elle note dans son Journal le 13 juin 1959 : « Sentiment d’impatience insupportable. Cette semaine mon Bed Book devrait être accepté ou refusé par l’Atlantic Press(22). » Insatisfaction professionnelle tout d’abord. Et puis instabilité émotionnelle, proche du désespoir : « Tout est devenu stérile. Je fais partie des cendres du monde, quelque chose dont rien ne poussera, ne fleurira ni ne deviendra fruit. Dans les termes choisis de la médecine du XXe siècle, je ne peux pas ovuler. […] J’ai travaillé, saigné, je me suis cogné la tête contre les murs pour arriver où je suis. Avec le seul homme au monde qui me convienne, que je puisse aimer. J’aurais des enfants jusqu’au retour d’âge si je pouvais. […] Je veux être une Mère Terre au sens le plus riche et profond(23) », note-t-elle le 20 juin. Désespérée de ne pas tomber enceinte, une nouvelle dépression la guette. Elle est de nouveau fragile, instable émotionnellement.
Un amour exclusif
Son amour pour Ted est exclusif, possessif. Elle est jalouse, le soupçonne de la tromper. La veille de quitter Northampton, se produit un incident qui provoque une crise dans le couple. Sylvia a donné rendez-vous à son mari sur le parking de l’université. Il est en retard. Elle décide d’aller à sa rencontre sur le campus. Elle l’aperçoit alors en compagnie d’une étudiante. Sylvia, incapable de se contrôler, explose. Sa colère dure plusieurs jours. Il y a une altercation, un pouce blessé et un visage griffé.
Le couple se dégrade. Sylvia est soupçonneuse. Elle note dans son Journal : « Altercation avec Ted à propos de Jane Truslow – « Tu la connais – Pourquoi serais-je censé savoir de qui il s’agit ? » ; et à propos des boutons – il a dit à Marcia et Mike que je cache ses chemises, déchire ses chaussettes trouées et ne recoud jamais un bouton. […] Il pensait qu’en me faisant honte, il pourrait me manipuler. Réaction de ma part : un entêtement plus grand encore […] ce n’est pas une question de sièges ou de boutons, mais une victoire l’un sur l’autre(24). » L’union parfaite commence à se fissurer.
Maternité et vie à la campagne
A la fin de l’année 1959, ils décident de retourner vivre à Londres. Le 1er avril 1960, naît Frieda, l’enfant tant attendu par Sylvia. En février 1961, elle est victime d’une fausse couche avant d’être hospitalisée pour une opération de l’appendicite. A la fin de l’été, ils décident de quitter Londres pour vivre à la campagne. Ils emménagent à Court Green, un ancien manoir situé dans le Devon. Le 17 janvier 1962, Sylvia donne naissance à Nicholas.
La vie à Court Green est rythmée par le travail, l’entretien de la maison et les enfants. Chacun passe de longues heures à s’occuper de Frieda et de Nicholas, des tâches domestiques, de l’entretien du jardin et le reste du temps, ils écrivent des pages qui permettent de régler les factures.
Mi-mai 1962, les Hughes reçoivent Assia Wevill et son mari David, tous deux rédacteurs publicitaires, pour un week-end à Court Green. Les Wevill ont repris le bail de location de l’appartement de Chalcot Square, occupé précédemment par Ted et Sylvia. C’est l’occasion de faire plus ample connaissance, après une première soirée passée ensemble à Londres un an auparavant. L’après-midi est destinée à de longues marches dans la campagne anglaise. On discute littérature.
Le dîner se passe à merveille. On mange, on boit et on parle poésie. L’atmosphère est détendue. David Wevill confira à ses biographes que Sylvia fut d’une compagnie agréable ce soir-là, « intelligente, spirituelle curieuse et chaleureuse(25) ». Ils veillent tard.
Sylvia est la première à monter se coucher ; elle demande à Ted de venir la rejoindre mais celui-ci préfère rester avec leurs invités. Sous le charme d’Assia, il veut prolonger le plus longtemps ce moment. Assia est une très belle femme, pulpeuse, aux yeux et aux cheveux noirs. Mais c’est aussi une calculatrice et une prédatrice. Car Assia avait prévu en venant à Court Green de séduire Ted qu’elle admire. Elle aurait même déclaré qu’elle se maquillerait avec ses « peintures de guerre » pour aller dans le Devon séduire le poète(26).
Le 19 mai, les Wevill reprennent le train pour Londres. Le mal est fait. Ted est séduit par cette femme que certains qualifient de « rapace ». Il n’en faut pas plus pour séduire Ted. Il part à la chasse.
Ted et Assia
A la fin juin, il profite d’un voyage à Londres pour tenter sa chance. Il passe la voir à l’agence où elle travaille. Elle n’est pas là. Il lui laisse un mot : « Je suis venu pour te voir, en dépit de tous les mariages ». Assia lui répond en lui envoyant une rose entre deux feuilles de papier vierge(27).
De son côté, si Sylvia n’a pas encore pris conscience des sentiments de son mari à l’égard d’Assia, elle pressent quelque chose, que leur lien si étroit commence à se desserrer. Après la visite des Wevill, elle écrit des poèmes dans lesquels transparaissent sa détresse, sa souffrance.
« L’amour ne peut venir ici.
Une brèche noire se révèle.
Sur l’autre lèvre
Une petite âme blanche s’agite, un petit asticot blanc.
Mes bars aussi mon désertée.
Qui nous a ainsi démembrés ?
L’obscurité se fond. Nous nous touchons comme des estropiés(28) ».
Le couple est malade, abîmé.
Sylvia fait aussi preuve de clairvoyance sur le chemin que Ted va prendre.
« Ce fut comme un effort, une hâte immobile,
Des mains serrées autour d’un bol de thé,
Un cercle obtus, brutal, sur le blanc de la porcelaine.
C’est lui qu’elles attendaient, ces morts fragiles,
L’attendaient en fiancées, l’excitaient.
Et nous étions, lui, moi, liés aussi(29) ».
Encore fallait-il qu’elle l’accepte.
La révélation
L’été 1962 est caniculaire. L’été va être la saison de la révélation au grand jour. Un jour, Sylvia rentre à la maison accompagnée de sa mère après avoir fait des courses. Sylvia gare la voiture et commence à décharger les paquets. Soudain, elle entend la sonnerie du téléphone et se précipite pour décrocher le combiné. Au même moment, Ted dévale les escaliers. Trop tard. Une femme demande à parler à son mari. Sylvia lui passe le téléphone, silencieuse. Elle a reconnu la voix. C’est Assia. La conversation terminée, Sylvia arrache les fils du téléphone et se réfugie à l’étage. Ted la suit, laissant Aurélia, la mère de Sylvia, s’occuper des enfants. Les heures s’écoulent. Personne ne sort. Le lendemain, au petit déjeuner, l’ambiance est glaciale. Sylvia est pâle et tremblante. Peu après, Ted fait ses bagages et part pour Londres.
Sitôt seule, Sylvia veut se venger. Elle monte dans le bureau de Ted, ramasse tout ce qu’elle trouve – lettres, manuscrits … – sur son bureau à elle, elle prend le roman d’anniversaire sur lequel elle est en train de travailler. Dans la cour, elle en fait un grand tas. Puis y met le feu. Sa mère est impuissante face à la destruction : « Sylvia me dit que ce manuscrit avait symbolisé le temps d’un bonheur qui s’avérait maintenant construit sur une confiance bafouée – le personnage héros était mort pour elle – elle avait allumé son bûcher funéraire(30) ». Le désespoir est bien là. Sylvia doit affronter le mensonge et la trahison.
Si nous n’avons aucune preuve de l’infidélité sexuelle de Hughes avant sa rencontre avec Assia, nous savons avec elle qu’il va inaugurer un mode de vie qui sera sien jusqu’à la fin de sa vie : celui d’entretenir, parallèlement à son mariage, « une sorte de réserve de chasse intime(31). »
Ted est parti rejoindre Assia qui n’est pas libre pour autant. Le 13 juillet, les amants se retrouvent à l’hôtel. Ils font l’amour violemment, une brutalité qui choque Assia. Elle raconte d’ailleurs à Nathaniel Tarn que sa passion est « violente et animale »(32). Et que cela l’a un peu « refroidie ». Quand elle rentre chez elle, David est fou de la jalousie. Se sentant coupable, elle décide de rester à ses côtés. Ted retourne dans le Devon mais garde contact avec Assia par téléphone.
Mais son retour n’est pas synonyme de réconciliation. Si en public, le couple sauve les apparences, en privé, l’atmosphère est tendue. Ted est de plus en plus absent de Court Green. Sylvia n’écrit plus. Physiquement, elle est très affaiblie. Elle commence à accepter l’idée d’une séparation. Mais pour l’instant, elle refuse le divorce, à moins que Ted leur accorde une pension substantielle afin de subvenir à ses besoins et ceux des enfants. Il semble cependant qu’elle croit encore à une réconciliation. En septembre, ils partent à Dublin rendre visite à des amis puis séjournent en Irlande. Ont-ils essayé de réparer les pots cassé ? Le début du séjour se déroule bien. Mais, pour des raisons confuses, Ted décide de repartir brusquement pour Londres. En fait, il est parti en Espagne avec Assia. Cette escapade était prévu de longue date, semble-t-il. Sylvia ne comprend pas ce départ soudain. Elle le vit comme un nouvel abandon.
Ecrire
En octobre, la rupture est consommée. Ted lui annonce sa décision de quitter Court Green. Sylvia est dans un état de santé préoccupant. Elle a perdu beaucoup de poids, a des accès de fièvre, souffre d’insomnies. Affaiblie physiquement et moralement, c’est durant cette période, pourtant, qu’elle va créer intensément. Chaque matin, aux alentours de quatre heures, quand les somnifères n’agissent plus, Sylvia se met à écrire, jusqu’au réveil des enfants. Alors qu’elle a occupé jusqu’à présent un rôle de second auprès de son mari, l’abandon de Ted lui permet enfin de se réaliser entièrement. C’est sa période de création la plus féconde ; en un mois, elle écrit vingt poèmes dont douze après le départ de Ted. Enfin, elle n’a plus à vivre dans son ombre.
Nombre de ses poèmes sont marqués par la révolte. Car Sylvia a été trahi non seulement en tant qu’épouse et mère de deux enfants mais aussi en tant qu’artiste. Ted n’a finalement pas respecté son travail. Longtemps, elle a cru que leur relation était sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, elle se rend compte qu’elle s’est trompée. Le 2 décembre, elle a terminé tous les poèmes de son nouveau livre. Son désespoir a été créateur. Sylvia veut désormais divorcer comme ça, dit-elle : « si je divorce, il ne pourra plus m’être infidèle(33) ». Ted a accepté de leur aider matériellement.
La Cloche de détresse
Le 12 décembre, Sylvia quitte Court Green pour Londres où elle a décidé de s’installer. L’hiver est extrêmement rude. L’appartement qu’elle occupe avec les enfants est privé de téléphone, les tuyaux, gelés, explosent, les privant de l’eau courante. Très isolée, elle se sent plus seule que jamais. Jusqu’à la fin du mois de janvier, elle n’écrit pratiquement pas.
Puis une jeune fille au pair se présente. Elle se remet à écrire : douze poèmes entre le 28 janvier et le 5 février. Ted leur rend visite une fois par semaine. Il est toujours engagé auprès d’Assia qui ne veut pas mettre fin à son mariage, même si son mari est au courant. Leur liaison n’est plus un secret pour personne et ils s’affichent dans le monde littéraire.
Le 14 janvier, paraît La Cloche de détresse, le premier roman de Sylvia. Ses attentes sont déçues. Elle ne reçoit pas l’estime escomptée. Ce qui la fragilise encore plus.
Dans un état psychologique fragile, Sylvia est mise sous anti-dépresseurs. Son état est alarmant. Le médecin qui la soigne a même demandé une hospitalisation, mais il n’y a pas de chambre disponible. Il obtient néanmoins qu’une infirmière assiste Sylvia à son domicile ; celle-ci doit arriver le 11 février.
Après un week-end passé chez des amis, Sylvia insiste pour rentrer chez elle avec les enfants, assurant qu’elle se sent beaucoup mieux. Le lendemain matin, elle prépare le petit déjeuner et le monte à l’étage aux enfants. Dans leur chambre, elle dépose le plateau, ouvre grand la fenêtre. Puis elle referme la porte et colle tout autour du papier-adhésif. Sur une feuille, elle note le numéro de téléphone du docteur et l’épingle au landau de Nicholas qui se trouve dans la pièce attenante à la chambre des enfants.
Elle descend dans la cuisine, calfeutre porte et fenêtres avec des serviettes et des vêtements. Puis elle ouvre le four et tourne le bouton à gaz. Elle s’allonge sur le sol. L’infirmière devait se présenter le lendemain.
Elle n’a pas supporté un deuxième abandon. Dans son geste, elle a sauvé ses enfants.
L’après Sylvia Plath
Frieda va avoir trois ans ; Nicholas n’a que treize mois. Ted s’installe dans l’appartement de Sylvia pour prendre soin d’eux.
Sylvia n’ayant pas fait de testament, il hérite de son œuvre. Il n’aura de cesse de la faire reconnaître. Il rassemble les manuscrits de Sylvia. Sur son bureau, il trouve le manuscrit d’Ariel. Il entreprend de le publier. C’est chose faite en 1965. Ariel connaît, depuis cette date, un succès ininterrompu.
Assia passe plusieurs mois à ses côtés tandis que son mari David est au Canada auprès de sa mère mourante. Quand David rentre, Assia le rejoint mais partage toujours sa vie entre deux hommes : Ted et David.
Le 13 mars 1965, elle met au monde une petite fille, Alexandra Tatiana Elise, surnommée Shura. Si David Wevill reconnaît l’enfant, Shura est en fait la fille de Hughes. La situation ne tient pas longtemps et Assia part vivre avec son bébé à Court Green. Sous leur toit, vivent aussi les parents de Ted qui ne sont pas prêts à accepter la présence d’Assia. Sous la pression, celle-ci quitte Court Green à la fin de l’automne 1967. Ce départ la fragilise moralement. Elle fait une dépression, parle même de suicide. De son côté, Ted entame une liaison avec une voisine.
Le 25 mars 1969, elle téléphone à Ted. Ils se disputent. La conversation ne mène à rien. Après avoir raccroché, Assia sert à Shura une boisson remplie de somnifères et en prend aussi avec du wisky. Elle s’allonge sur le sol avec Shura dans les bras et ouvre le gaz. A l’âge de 41 ans, elle emporte avec elle une petite fille de 4 ans.
Ted Hughes sombre alors dans le désespoir. A son frère, Gerald, il écrit : « Les personnes qui vivent avec moi attrapent ma mélancolie mais elles ne possèdent pas mes armes pour s’en défendre(34). » Il décide de quitter Court Green.
Le 19 août 1970, il se remarie à Londres avec Carol Orchard. Elle sera une mère pour ses enfants et apportera un équilibre au foyer. Ce qui n’empêcha pas Ted de se lier avec d’autres femmes.
Entre 1963 et 1997, Ted Hughes a gardé le silence. Certains l’ont accusé d’être responsable du suicide de sa femme. Au début de l’année 1998, il a publié Birthday Letters, 35 ans après la disparition de Sylvia. Ce recueil comprend quatre-vingt-huit poèmes de Ted tissés avec ceux de Sylvia Plath. Un hommage à la poétesse qui a partagé sa vie pendant 7 ans. Ted Hughes est décédé en octobre 1998.
Notes :
- (1) St. Botolph’s, BL, p. 25.
- (2) La St. Botolph’s Review tire son nom d’un presbytère appartenant à la veuve d’un ancien pasteur. Celle-ci s’est prise d’amitié pour les étudiants excentriques et les artistes fauchés de Cambridge. En échange de l’entretien de sa chaudière, elle leur prête un local pour travailler, un poulailler désaffecté.
- (3) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 20.
- (4) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, pp. 141-142.
- (5) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 142.
- (6) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 142.
- (7) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 142.
- (8) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 142.
- (9) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 144.
- (10) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 144.
- (11) GODI (Patricia), Sylvia Plath : Mourir pour vivre, Aden, 2006, p. 123.
- (12) GODI (Patricia), Sylvia Plath : Mourir pour vivre, Aden, 2006, p. 123.
- (13) GODI (Patricia), Sylvia Plath : Mourir pour vivre, Aden, 2006, p. 123.
- (14) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, pp. 70-72.
- (15) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 33.
- (16) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 51.
- (17) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 174.
- (18) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, pp. 55-56.
- (19) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 79.
- (20) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 47.
- (21) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 181.
- (22) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, pp. 407-408.
- (23) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, p. 409.
- (24) PLATH (Sylvia), Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999, pp. 364-365.
- (25) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 225.
- (26) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 227.
- (27) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 228.
- (28) PLATH (Sylvia), Arbres d’Hiver, Gallimard, 1999. Poème « Evénement », pp. 111-112.
- (29) PLATH (Sylvia), Arbres d’Hiver, Gallimard, 1999. Poème « Le Braconnier », p. 209.
- (30) Lettre d’Aurélia Plath à Leonardo Sanazaro, 4 mai 1982.
- (31) MIDDLEBROOK (Diane), Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006, p. 232.
- (32) TARN (Nathaniel), Journal, Stanford, 19 juillet 1962.
- (33) Lettre de Sylvia Plath à Aurélia Plath, 9 octobre 1962.
- (34) Ted Hughes à G Hughes, 14 avril 1969, cité par Diane MIDDLEBROOK, 309.
Bibliographie :
- GODI Patricia, Sylvia Plath : Mourir pour vivre, Aden, 2006.
- HUGHES Ted, Birthday Letters, Gallimard, 2002.
- MIDDLEBROOK Diane, Son mari. Ted Hughes et Sylvia Plath, histoire d’un mariage, Phébus, 2006.
- PLATH Sylvia, Arbres d’Hiver, Gallimard, 1999.
- PLATH Sylvia, Carnets intimes, Editions de La Table Ronde, 1991.
- PLATH Sylvia, Journaux, 1950-1962,Gallimard, 1999.
- PLATH Sylvia, Oeuvres, Quarto Gallimard, 2011.
- PUJADE-RENAUD Claude, Les femmes du braconnier, Actes sud, 2010.
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