Chère Anne,
« Écrire et chanter, c’est mon bonheur, c’est ma vie », disais-tu. Ce que les autres pensaient de toi, tu t’en fichais, quitte à déplaire. Tu as tracé ta route avec ton air de pas commode, ta galerie de portraits et tes chansons engagées.
Violette, Philomène, Lazare et Cécile… Tu chantais les originaux, les différents, les gens qui doutent, ceux qui trop écoutent leur cœur se balancer, ceux qui paniquent, ceux qui ne sont pas logiques enfin pas « comme il faut ».
Tu fus l’une des premières compositrices autrices interprètes françaises. Dans les années 1970, une femme ça ne chantait pas, ou bien les textes des hommes. Les femmes chantaient ce que les hommes avaient envie d’entendre. Mais tu en avais des choses à dire. « Moi je faisais des chansons de femme au nom d’une femme. »
Féministe tu l’as été très tôt, « sans doute dès ta naissance », disais-tu. D’ailleurs « Comment ne pas l’être ! ». Parmi tes premières chansons : Non tu n’as de nom dans laquelle tu défends le droit de choisir d’être mère… ou non. Nous sommes en 1973. Jamais la chanson ne sera programmée à la radio ; qu’importe tu la chantes sur scène, les yeux fermés : « Mais je te veux sans problème/Aujourd’hui je te refuse/ Qui sont-ils ceux qui m’accusent ».
Quarante plus tard, tu écris Juste une femme, « l’aboutissement d’une colère », #metoo avant l’heure. Inspirée de l’affaire DSK, elle dénonce ce « petit monsieur, petit costard/petite bedaine/petite sal’té dans le regard » qui ne peut pas se retenir et d’ailleurs ce n’est pas grave car « c’est juste une femme à saloper/Juste une femme à dévaluer/J’pense pas qu’on doive/S’en inquiéter/C’est pas un drame/C’est juste une femme. »
De ta voix blessée, avec ton style si particulier, tes mots disent les maux des femmes. « Je suppose que ça m’a freinée dans ma carrière parce que j’étais l’emmerdeuse de service, mais ma foi, si c’était le prix à payer… », assumes-tu. Tu as chanté la sororité, la maternité, le viol, le harcèlement, le carcan moral, le droit à l’avortement.
Parce que tu fais des chansons à texte, on te surnomme « La Brassens en Jupon ». Un sobriquet que tu as « porté en clochette des années ». Pourquoi fallait-il que l’on te compare à quelqu’un d’autre ? « On fait ce métier pour être incomparable », expliques-tu.
Été 1955. Les Glénans. Tu joues de la guitare le soir au coin du feu, accompagné d’un garçon à la clarinette. Tous les deux vous composez Drenec Blues, du nom de l’île où l’école a alors installé ses quartiers – la chanson deviendra, en 1963, Les Amis d’autrefois. Aux Glénans encore, un copain te donne le numéro de téléphone d’un club. Ce club, c’est la Colombe. Tu hésites. Toi la timide, toi qui n’aimes pas être dans la lumière. C’est pourtant là que tu fais tes débuts en 1957. A La Colombe passent Serge Gainsbourg, Brigitte Fontaine, Léo Ferré, Jean Ferrat et Guy Béart. « Sur scène, racontes-tu, j’étais morte de peur. J’arrivais comme ça, sans maquillage, en jupe plissée. J’avais un ciré jaune et trois couches de pulls en dessous. Il fallait couvrir le bruit des dîneurs, il n’y avait pas de micro, juste de la place pour la guitare et le tabouret. »
En 1959 – tu n’as que 25 ans – tu sors ton premier 45-tours : La Porteuse d’eau, Maryvonne, Philomène. Ton style, ton écriture sont déjà là. Le public est conquis. Mais la vague des yéyés déferle ; tu restes de côté. Pourtant, tu ne t’arrêtes pas. Écrire a toujours été pour toi une certitude, dès l’enfance. « Écrire pour ne pas mourir/Écrire pour me sauver de l’oubli/Écrire pour tout raconter/Écrire au lieu de regretter », chantes-tu.
Pourtant sur une blessure d’enfance, tu restes silencieuse. C’est ton secret, ta honte. Ta sœur cadette, l’écrivaine Marie Chaix, révéla ce passé en 1974 dans son livre Les lauriers du lac de Constance. Toi, tu mettras encore vingt ans à en parler et tu le feras à travers une chanson, Roméo et Judith : « J’ai souffert du mauvais côté. Dans mon enfance dévastée. Mais dois-je me sentir coupable. Et ce qui fut impardonnable. Et que je ne pardonne pas. Pourquoi le rejeter sur moi. » Avec ces mots, tu évoques le passé collaborationniste de ton père, Albert Beugras, bras droit de Jacques Doriot pendant la guerre. « J’avais 10 ans, la photo d’Albert Beugras était partout, des pages entières dans les journaux. C’était mon père, un père aimant. Je suis allée à son procès, maman y tenait, elle a eu raison. On m’avait mise à l’école chez les dominicaines. Mes camarades chapitrées par leurs parents, m’ont placée en quarantaine. La directrice, qui était la sœur du colonel Rémy, résistant notoire, elle-même déportée, m’a défendue et sauvée, » confies-tu des années plus tard.
Tes chansons engagées ont parfois du mal à atteindre leur public alors que Les Fabulettes, ces dix-huit volumes de chansons pour enfants, rencontrent un grand succès dans les écoles de France. Par plaisir et pour ta fille, tu les as écrites « parce que tu voulais retarder la crétinisation ». Mais Les Fabulettes, c’est un peu ton drame. Comme si tu avais fait que ça !
Tu as chanté la vie, tu as chanté le triste et puis le gai, raconté tout ce qui est nôtre…Une chose est sûre : tu ne fus pas une sorcière comme les autres.
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