Chère Anaïs,
Écrire comme un homme ne t’intéressait pas. Tu voulais écrire comme une femme. Et pour cela, « plonger loin de la rive pour trouver les mots… sous la mer des mensonges ». Le mensonge, parlons-en ! Tu l’as élevé en art littéraire, en art de vivre. De ta vie, tu as fait un roman. Un roman vrai qui t’a permis de vivre.
Femme libre et amoureuse. Ton plus fidèle compagnon fut ton Journal, débuté à l’âge de onze ans sur le bateau qui t’emmène aux États-Unis, loin de ton père. Sept tomes au total, 35 000 pages manuscrites ! Le journal, c’est « mon kif, mon haschisch, ma pipe d’opium. Ma drogue et mon vice », écris-tu. « Au lieu d’écrire un roman je m’allonge avec un stylo et ce cahier, et je rêve, je me laisse aller aux reflets brisés, je quitte la réalité pour les images et les rêves qu’elle projette… »
Chaque jour, tu y notes tout ce qui t’arrive et tout ce que tu ressens. Le Journal est ton confident. Mais bientôt ça ne suffit plus !
Nous sommes au début des années 1930. Déjà sept ans que tu as épousé Hugh Guiler, jeune banquier new-yorkais ; tu n’avais que 20 ans ! L’amour romantique des débuts s’est s’étiolé ; le mariage t’étouffe. Tu as besoin d’aventure, ne serait-ce que pour pouvoir créer. Ton souhait : avoir « une vie au paroxysme dans le cadre paisible et sécurisant du mariage ». Autrement dit, tu veux donner libre cours à tes passions, vivre des expériences sexuelles et aimer librement !
Ta rencontre avec Henry Miller en 1931 t’ouvre les portes de ces vies parallèles qui vont nourrir ton travail d’écrivain, ton œuvre, ton art. Il est ton double. Bientôt seul compte Henry avec qui tu vis ta plus belle des histoires, une histoire où le corps et l’esprit se mêlent et se nourrissent : « Tout ce dont j’avais soif, c’est de la richesse de Henry, richesse de l’artiste autant que de l’homme, du cerveau autant que du corps. » Un génie que tu peux servir et adorer. En 1934, tu financeras la publication de Tropique du Cancer.
C’est aussi à cette époque que tu écris non plus une mais deux versions du Journal, le vrai et le faux, un pour les faits « réels » et un pour les faits « imaginaires ». Pour ne pas blesser ton mari mais aussi pour ne pas briser l’image d’épouse parfaite que tu t’es construite et à laquelle tu tiens tant.
Amoureuse de l’amour. Hugo, Henry, même s’ils te comblent, ne te suffisent pas. Tu as des histoires ! Avec ton psychanalyste René Allendy puis plus tard avec Antonin Artaud et enfin Otto Rank qui supplantera dans ton cœur l’amour que tu portes à Henry Miller… Il y aura aussi Gonzalo Moré, l’artiste péruvien et révolutionnaire communiste, et Rupert Pole, que tu épouses en 1955 alors que tu es toujours mariée à Hugo Guiler, l’écrivain Waldo Frank, le poète Robert Duncan, l’artiste japonais Isamu Noguchi.
Et il y a June, la femme d’Henry Miller. L’histoire – émancipatrice et fascinante – fut aussi intense que courte. « J’ai découvert le plaisir de diriger ma vie comme un homme en faisant la cour à June », racontes-tu.
De ces infidélités, tu te défends en clamant haut et fort que tu es « toujours fidèle à l’amour » ! « Ma seule religion, ma seule philosophie, mon seul dogme, c’est l’amour. Tout le reste, je suis capable de le trahir si la passion me transporte vers un monde nouveau. » Certainement fais-tu partie de ces rares femmes – notamment écrivaines – qui furent à l’époque à ce point libre en pensée et en action.
Car ta quête absolue, c’est « être libre, être masculine, et rien qu’une artiste. Ne se soucier que d’art ». Ce n’est pas rien à une époque où la créativité artistique et la liberté sont encore implicitement associées à une qualité « masculine ». Au début du 20e siècle, être femme et écrivain ne va pas de soi ! Ta créativité, rien ne peut l’entraver. Ça ne se partage pas. Les hommes oui, un enfant non, un obstacle à la création. « J’aurais dû avoir des enfants mais je suis une artiste pas une mère. »
Toi pourtant qui revendiques la liberté à tout prix, tu as pourtant avancé dans la vie en t’appuyant sur les hommes. C’est là toute ton ambiguïté, ta dualité. Artiste libre, femme soumise ? Tu avais une manière d’être artiste si différente de ta vie privée. Tu naviguais en eaux troubles, essayant jusqu’à la fin de réconcilier ces deux identités.
Mais multiplier les conquêtes masculines, peut-être était-ce le moyen pour toi de retrouver ton père, ce père incestueux qui t’a abandonnée à l’âge de onze ans ? Enfant, tu racontes : « Mon père était toujours en train de me photographier. Toute son admiration lui venait par l’intermédiaire de son appareil photographique ». « Ravissant… Ravissant », disait-il. C’étaient les seuls moments que nous passions ensemble ». Plaire, c’était exister au nom du Père. Toute ta vie, tu as eu ce besoin obsessionnel de plaire aux hommes. On te regarde, alors tu existes.
Ce père, d’ailleurs, tu vas le retrouver des années plus tard, en juin 1933 : « Mon père revient à moi alors qu’il n’est plus le maître intellectuel dont je rêvais (c’est Henry maintenant), le guide que j’implorais (Allendy), le protecteur sur lequel pouvait compter l’enfant en moi (Hugo). Il a créé un enfant mais ne lui a enseigné que la peur et la souffrance, comme le fait Dieu, et je me suis délivrée de la peur et la souffrance. » Dans ton Journal, tu racontes cette « folle » semaine avec ton père, le passage à l’acte, la transgression ultime. Mais là encore, mensonge, fantasme ou réalité ?
Pendant soixante-trois ans, tu as écrit quotidiennement dans ton Journal. En 1966, tu publies les versions expurgées, t’attirant les foudres des féministes. Elles, qui sur ton modèle, ont parfois fait des choix radicaux, quittant mari et enfants pour s’émanciper découvriront par la suite que tu avais un mari qui subvenait à tes besoins.
Aujourd’hui, sans doute as-tu retrouvé une place plus inspirante. Tu ne t’es jamais revendiquée féministe mais dans tes actes, dans tes choix tu l’étais. Tu as voulu vivre selon ton cœur. Tu as osé l’adultère, le ménage à trois, la double vie, le saphisme, la psychanalyse, le LSD. Et surtout tu as osé écrire.
La version non expurgée du Journal a paru en 1979, après ta mort et celle de ton premier mari. « Je ne suis pas un écrivain ni une artiste, je suis une diariste […]. Le journal : mon œuvre principale. Post mortem. »
Sources :
- Elisabeth Barrillé, Anaïs Nin, masquée si nue, Le livre de poche, 2013.
- Léonie Bischoff, Anaïs Nin. Sur la mer des mensonges, Casterman, 2020.
- Bernard Chouvier, « La psychanalyse au risque d’Anaïs Nin », in Cliniques méditerranéennes, 2009.