« Toute ma vie, j’ai essayé de vivre sans regarder derrière moi. Être née bâtarde signifie moins l’absence d’un père que l’absence d’histoire … et voilà que vous me demandez d’assumer un passé que j’ignore et de m’excuser à la place d’un père mythique ! »
Bienvenue chez les Kazanci, Turcs d’Istanbul : six femmes pimentées qui vivent dans le même appartement. Autour d’elles, presque pas d’homme, de fils ou de mari, n’est sorti vivant des quatre générations de Kazanci, tous précocement frappés par on ne sait quelle malédiction. De l’autre côté de l’Atlantique, chez les Tchakhmakhchian, Arméniens émigrés aux Etats-Unis dans les années 20, quel que soit le sexe auquel on appartient, on est très attaché à son identité et à ses traditions. Le divorce de Barsam et Rose, puis le remariage de celle-ci avec un Turc nommé Mustafa suscitent l’indignation générale.
Deux familles, deux univers qui vont se rencontrer quand, à l’âge de vingt et un ans, la fille de Rose et de Barsam, désireuse de comprendre d’où vient son peuple, gagne en secret Istanbul. Elle est hébergée par la chaleureuse famille de son beau-père. L’amitié naissante d’Armanoush Tchakhmakhchian et de la jeune Asya Kazanci, la » bâtarde « , va faire voler en éclats les secrets les mieux gardés.
Avec ses intrigues à foison, ses personnages pour le moins extravagants et l’humour corrosif qui le traverse, La Bâtarde d’Istanbul pose une question essentielle : que sait-on vraiment de ses origines ? La mémoire collective des deux peuples est abordée avec ses écueils, celui du déni et de l’oubli du côté turc et celui du ressassement et de la victimisation du côté arménien.
Enchevêtrant la comédie au drame et le passé au présent, Elif Shafak dresse en tout cas un portrait saisissant de la Turquie contemporaine, de ses contradictions et de ses blessures. Avec ce livre, l’auteur nous plonge également dans un univers exotique qui réveille nos papilles. L’odeur des mets cuisinés par les femmes des deux familles, turque et arménienne, embaume le roman. Et ce n’est pas un hasard si chaque chapitre a pour titre le nom d’un mets, d’un épice, d’une douceur, voire d’un poison. Un vrai délice !
La Bâtarde d’Istanbul, succès aux Etats-Unis, est le premier des livres d’Elif Shafak à paraître en français. Il lui a valu un procès retentissant en Turquie: parce qu’elle ose y aborder le génocide arménien, elle a été accusée d’« atteinte à la dignité de l’État turc ». Le procès s’est soldé par un acquittement.
Cette romancière turque est aujourd’hui l’un des auteurs les plus en vue de son pays. Née à Strasbourg en 1971, son père a très vite quitté le foyer, et Elif Shafak a vécu sans lui, élevée par sa grand-mère et par sa mère, diplomate turque en poste à l’étranger. Elle passe son adolescence en Espagne et en Jordanie, avant de partager son temps entre l’Arizona et Istanbul. Tout en bâtissant une œuvre de premier ordre (six romans à ce jour, dont « Bonbon Palace » que Phébus vient de publier), elle mène une carrière de journaliste respectée. Diplômée en women studies, docteur en sciences politiques, elle est de tous les combats, ce qui lui vaut des menaces de mort. L’héritage cosmopolite de son pays, les droits des femmes ainsi que la coexistence de l’Islam et des valeurs démocratiques occidentales sont au centre de son œuvre.
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