19 décembre 1936. Oslo. Il neige. Léon et Natalia Trotski embarquent sur un minéralier, le « Ruth ». Destination : Tampico, un port du Mexique. Après sept années d’exil, le couple, désormais jugé indésirable en Norvège, doit quitter le pays. De nombreux états ont rejetés leur demande d’asile. Le Mexique est le pays de la dernière chance.
Frida Kahlo et Diego Rivera, dans les tourments d’une vie conjugale agitée, restent unis dans leur engagement politique. Le 21 novembre 1936, Anita Brenner, une amie du couple, a envoyé un télégramme de New York demandant à Diego s’il peut obtenir du gouvernement mexicain l’asile politique pour les Trotski. Diego Rivera réussit à convaincre le Président Cárdenas qui donne son accord à condition que Trotski n’intervienne pas dans les affaires intérieures du Mexique.
Le 9 janvier 1937, Léon et Natalia Trotski posent enfin le pied sur le sol mexicain. Diego Rivera est hospitalisé pour des problèmes oculaires. C’est à Frida que revient le privilège de les accueillir. Lui a l’air d’un touriste anglais avec son pantalon de golf en tweed et sa casquette. Sa femme, vêtue d’un tailleur démodé, paraît épuisée.
Ils rejoignent Coyoacán, dans la banlieue de Mexico. La première impression de Léon Trotski est positive : « Bonne rencontre après quatre mois d’internement et d’isolement (1) », écrit-il. Le couple est conduit dans la « Caza Azul », là où Frida Kahlo a passé son enfance et son adolescence. Ils vont y rester deux ans.
C’est ici, dans ce lieu clos, que va se nouer l’idylle de Léon Trotski et de Frida Kahlo. A 29 ans, Frida n’a pas été épargnée par la vie. Atteinte de poliomyélite à 6 ans, c’est surtout un accident d’autobus à 18 ans qui va briser son corps à tout jamais. La souffrance devient son lot quotidien. Pour survivre, Frida se forge un tempérament de feu et une volonté de fer.
Elle rencontre Diego Rivera en 1928. Plus de vingt ans les séparent. Le mariage a lieu le 21 août 1929 pour le meilleur et pour le pire, l’union « d’un éléphant et d’une colombe », commente un membre de la famille de Frida. Très vite, la jeune mariée fait l’expérience des infidélités de son peintre de mari. Plus d’une fois, elle quitte le domicile conjugal. Et revient toujours.
En 1934, Frida fait trois séjours à l’hôpital : une appendicite, un nouvel avortement au troisième mois de grossesse et une opération du pied droit. Elle ne peint pas. Sa sœur cadette et préférée, Cristina, qui s’est retrouvée seule avec ses deux enfants après le départ d’un mari volage, la réconforte pendant sa convalescence.
Après un échec à New York, Diego rentre au Mexique, humilié et furieux. Frida, alitée, n’est pas en état de le satisfaire. Il tombe alors dans les bras de sa belle-sœur, Cristina. Le choc est rude pour Frida affaiblie physiquement. Avec sa propre sœur ! Elle quitte sur le champ la maison de San Angel. L’éloignement et de longues conversations avec des amis la ramènent à plus de sérénité. Le 23 juillet 1935, faisant fi de son amour propre, elle peut écrire à Diego : « Faut-il que je sois une vraie tête de mule pour ne pas comprendre que les lettres, les histoires de jupons, les maîtresses … d’anglais, les Gitanes qui jouent les modèles, les assistantes de ‘‘bonne volonté’’, les disciples intéressées par ‘‘l’art de la peinture’’ et les ‘‘envoyés plénipotentiaires de lointaines contrées’’ ne sont qu’un amusement et que dans le fond toi et moi, nous nous aimons largement, et que nous avons beau enchaîner les aventures, les claquements de porte, les insultes et les plaintes internationales, nous nous aimerons toujours. Je crois qu’en fait je suis un peu bête et chienne sur les bords, car toutes ces choses sont arrivées et se sont répétées durant les sept ans où nous avons vécu ensemble, et toutes mes colères ne m’ont conduite qu’à mieux comprendre que je t’aime plus que ma propre peau, et bien que tu ne m’aimes pas de la même façon, tu m’aimes un peu non (2) ? ». Quelle déclaration ! Frida réintègre le domicile conjugal.
Mais sous les apparences d’un bonheur retrouvé, Frida est angoissée ; elle broie du noir. Alors, pour oublier, elle boit de plus en plus.
L’arrivée de Léon Trotski est une bouffée d’air pour Frida. La jeune femme leur sert de guide et d’interprète car le couple qui ne parle pas un mot d’espagnol. Les deux couples s’entendent bien. Diego et Léon se lient d’amitié. Trotski, d’ordinaire si distant, baisse la garde. Diego est le seul à pouvoir lui rendre visite sans rendez-vous et un des rares à être reçu sans la présence d’un tiers. Un grand privilège.
Trotski n’est pas non plus insensible aux charmes de son hôtesse. Frida est séduisante, troublante, originale. Elle porte toujours ses robes mexicaines, ses bijoux et sa coiffure enrubannée. A côté, Natalia paraît bien terne. A 55 ans, la vie ne l’a pas épargnée. Sur son visage, se lisent l’angoisse, la peur, la fatigue aussi des trente-cinq années passées aux côtés de Trotski.
A 58 ans, Léon Trotsky est plutôt bel homme. Elégant, énergique et très intelligent. Il aime séduire les femmes même si apparemment il a eu peu d’occasions de passer à l’acte. C’est quelqu’un qui porte grand intérêt aux choses du sexe (3). Il y va sans détour, sans la moindre gêne. Ses avances sont explicites. « Son approche de la question n’était ni romantique ni sentimentale, mais directe, voire crue (4) ». Attiré un moment par Cristina, la sœur de Frida, celle-ci refuse de se donner à lui.
Avec Frida, Trotski va prendre davantage de précautions. Et surtout, il doit être plus discret. Il connaît les dangers d’une telle liaison. Si cela venait à se savoir, sa réputation serait fortement entachée. De plus, comment réagirait Diego Rivera, devenu son ami ? Très jaloux, celui-ci serait en droit de le chasser de Coyoacán.
Délaissée par Diego, Frida est attirée par le leader politique, le révolutionnaire. Trotski est charismatique, c’est indéniable ! Une liaison avec Trotski lui permettrait aussi de se venger de la trahison de Diego avec Cristina, sa sœur.
Frida met tout en œuvre pour le séduire. Trotski se prend au jeu. « Il se mit à lui écrire des lettres. Il glissait la lettre dans un livre et remettait le livre à Frida, souvent en présence d’autres personnes, y compris Natalia ou Diego, en lui recommandant de le lire(5) », raconte Jean van Heijenoort, collaborateur et garde du corps de Trotski.
En juin 1937, le simple flirt devient liaison. Léon Trotski retrouve Frida Kahlo dans l’appartement de Cristina, rue Aguayo, non loin de la maison bleue.
Diego, lui, ignore tout. Sinon, comment aurait-il réagi ? Violemment, très certainement. Natalia, elle, sent bien qu’il se passe quelque chose. Déprimée, elle adresse ce message à son mari : « Chez Rita, je me suis vue dans le miroir et j’ai trouvé que j’avais beaucoup vieilli. Quand on devient vieux, l’état d’esprit a une énorme importance, il nous rajeunit, il nous vieillit aussi(6). »
Des rumeurs sur leur liaison commencent à circuler. On craint le scandale. Si cela venait à se savoir, cela compromettrait Trotski et lui ferait courir des risques.
Trotski décide alors de s’isoler. Le 7 juillet, il part se réfugier dans une hacienda, près de San Miguel Regla, à une centaine de kilomètres de Mexico. Cette histoire entre Frida et Léon est devenue trop dangereuse. La rupture entre les deux amants se profile.
Le 11 juillet, Frida, accompagnée de Federico, le frère de Lupe Marin, lui rend visite. Natalia n’est pas du voyage. Elle se sent humiliée. Elle en fait part à son époux dans une lettre qu’elle lui adresse. C’est le début d’une correspondance entre eux qui va sceller la réconciliation de deux êtres que l’Histoire a uni à tout jamais.
Le 15 juillet, Trotski rentre à Coyoacán où il passe trois jours avec Natalia. Il choisit l’épouse fidèle. Avec Frida, la parenthèse se referme.
Toutefois, selon Ella Wolfe, une amie de Frida, ce n’est pas Léon mais Frida qui est à l’initiative de la rupture. Celle-ci aurait eu lieu lors de la visite de Frida à San Miguel Regla(7). Trotski aurait envoyé à Frida une lettre dans laquelle il la supplie de ne pas couper les ponts et lui dit combien elle a compté pour lui pendant les semaines passées ensemble. « Il s’agissait d’une supplique, comme celle qu’un adolescent de 17 ans pourrait adresser à l’objet de son amour, et non celle d’un sexagénaire. Il était réellement épris de Frida et elle avait énormément d’importance à ses yeux(8). » Frida a envoyé la lettre à Ella car elle la trouve belle mais elle lui demande de la déchirer après l’avoir lue. Frida ajoute dans sa lettre à Ella : « J’en ai plus qu’assez du vieux(9). »
Deux versions contradictoires, certes. Mais il est certain que leur liaison mettait en danger Léon Trotski. Craignant toujours la police soviétique, Trotski demande à Frida de lui rendre les lettres qu’il lui a écrites. Ce qu’elle fait.
Pour le double anniversaire de Trosky et de la révolution russe, le 7 novembre, Frida offre à son ancien amant un Autoportrait. Un cadeau d’adieu. Frida s’est représentée en jupe rose et blouse rouge, les épaules couvertes d’un « rebozo ». Dans une main, elle tient un petit bouquet de fleur, dans l’autre, une feuille : « A Léon Trotsky, avec toute ma tendresse, je dédie ce tableau, le 7 novembre 1937. Frida Kahlo. A San Angel. Mexico(10). » Le même mois, Diego rejoint la section mexicaine de la Quatrième Internationale.
La vie reprend son cours chez les Rivera. Diego et Frida travaillent, beaucoup. De 1937 à 1938, Frida peint plus d’œuvres qu’au cours des huit premières années de son mariage.
Au cours de l’été 1939, Léon Trotski, en désaccord avec Diego Rivera qui a quitté la IVeInternationale, part de la « Caza Azul ». Il laisse derrière lui le tableau de Frida offert pour son anniversaire.
Le 20 août 1940, Trotski est assassiné par Ramón Mercader.
Notes :
- (1) TROTSKY (Léon), Œuvres, volume 8-22 (textes de janvier 1936 à décembre 1939), publiées sous la direction de Pierre Broué, Paris, Publications de l’institut Léon Trotski, 1982-1986, Vol. 12, p. 76.
- (2) KAHLO (Frida), Frida Kahlo par Frida Kahlo. Lettres. 1922-1954, Points, 2009, pp. 160-161.
- (3) Entretien privé avec Van Heijenoort. Cité par HERRERA (Hayden), Frida, Le Livre de poche, 1996, p. 291.
- (4) Entretien privé avec Van Heijenoort. Cité par HERRERA (Hayden), Frida, Le Livre de poche, 1996, p. 291.
- (5) HEIJENOORT (Jean van), Sept ans auprès de Trotsky. De Prinkipo à Coyoacán, Paris, 1978. Cité par DUGRAND (Alain) et BROUE (Pierre), Trotsky. Mexico, 1937-1940, Documents Payot, 1988, p. 40.
- (6) TROTSKY (Lev Davidovitch) et SEDOVA-TROTSKY (Natalia Ivanovna) Correspondance, 1933-1939, Paris, Gallimard, 1980, p. 126.
- (7) Entretien privé avec Ella Wolfe. Cité par HERRERA (Hayden), Frida, Le Livre de poche, 1996, p. 294.
- (8) Entretien privé avec Ella Wolfe. Cité par HERRERA (Hayden), Frida, Le Livre de poche, 1996, p. 294.
- (9) Entretien privé avec Ella Wolfe. Cité par HERRERA (Hayden), Frida, Le Livre de poche, 1996, p. 294.
- (10) KAHLO (Frida), Frida Kahlo par Frida Kahlo. Lettres. 1922-1954, Points, 2009, p. 188.
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