Dorothea Lange, pionnière du documentaire social

La photographe américaine, Dorothea Lange (1895-1965), est souvent réduite à une seule photo Migrant Mother, devenue une icône. Le Jeu de Paume lui consacre une exposition passionnante et très documentée, levant le voile notamment sur un épisode méconnu de l’histoire des Etats-Unis : l’internement des citoyens américains d’origine japonaise en 1942. Retour sur le parcours d’une femme engagée qui a fait de la photographie un outil documentaire et politique.

Dorothea Nutzhorn (1895-1965) naît dans le New Jersey dans une famille d’immigrants allemands de la deuxième génération. Dès l’âge de dix-huit ans, elle se lance dans la photographie et apprend son métier d’abord à New York, auprès des photographes portraitistes de studios renommés comme Arnold Genthe ou Clarence H. White. Après 1900, le pictorialisme vit encore de belles heures ; et les premiers travaux de Lange révèlent une pratique de la photographie d’art, même si elle semble avoir manifesté dès le début un intérêt pour le social. « Sa capacité prononcée à s’identifier aux figures marginales de la société a très certainement ses racines dans les séquences émotionnelles laissées par les deux événements que sont le handicap et la perte du père », souligne Sandra S. Philips. En effet, à sept ans, Dorothea contracte la poliomyélite, sa jambe droite restera déformée. Cinq ans plus tard, le père abandonne sa famille.

En 1918, elle ouvre son propre studio à San Francisco et adopte le nom de jeune fille de sa mère, Lange. Son studio devient un centre de la vie artistique de la ville et lui offre une indépendance financière. Mariée au peintre Maynard Dixon, elle est mère de deux garçons. Même pour elle, qui est depuis longtemps une portraitiste bien implantée dans le milieu local, le krach boursier de 1929 et la crise économique qui s’ensuit, représente une césure dans son cursus professionnel.

« Les gens que ma vie a touchés », 1932-1934

En 1932, au cœur de la Grande Dépression, Dorothea Lange se détourne du portrait de studio pour se concentrer sur des scènes de rues et montrer les conséquences de la récession à San Francisco ainsi que l’agitation sociale qui y règne. Elle photographie manifestations et personnes sans abri. Ses portraits urbains comme White Angel Breadline (1933) deviendront plus tard autant d’images représentatives de cette période. Car pour la photographe, « le but n’est pas la bonne photographie, mais les implications de la photographie. »

Cette période de deux ans marque un tournant dans sa vie : elle prend conscience de l’importance de la condition humaine dans son travail.  Son traitement novateur attire l’attention de Paul Schuster Taylor, professeur d’économie à l’université de Californie à Berkeley et spécialiste des conflits agricoles des années 1930 ; il deviendra plus tard son second mari. En 1934, il utilise l’une des photos de Lange pour illustrer son article consacré à la grève maritime la plus longue et la plus importante de l’histoire des Etats-Unis.

L’investigation documentaire – le récit de la migration, 1935-1941

En 1935, Lange accompagne Taylor sur le terrain ; l’objectif : rendre compte de la situation des migrants ayant quitté le Middle West pour la Californie rurale. Taylor se sert des photographies de Lange pour illustrer les articles qu’il publie dans Survey Graphic, de même que les rapports qu’il adresse aux autorités fédérales. La force des images de Lange est telle que les pouvoirs publics entreprennent de construire des camps d’hébergement au profit des travailleurs agricoles migrants, dans le cadre de la politique du New deal définie par Roosevelt. L’un des programmes : la Farm Security Administration, aboutit à la création des plus vastes archives photographiques jamais constituées aux Etats-Unis : regroupant plus de 130 000 négatifs, elles rendent compte de la contribution du New Deal à l’endiguement de la pauvreté dans les régions rurales.

Dorothea Lange, qui a couvert vingt-deux Etats différents, s’est vu confier deux contrats, l’un portant sur la période 1935-1937, l’autre de 1938 à la clôture du programme en janvier 1941. Elle considère que les photographies qu’elle réalise dans ce cadre font partie intégrante de son œuvre. Elle produit à cette occasion des images iconiques, comme Migrant Mother.

Un an plus tard, Lange et Taylor sont engagés par des agences fédérales instituées dans le cadre du New Deal de Roosevelt. Durant trente ans, leur relation professionnelle et personnelle se nourrira d’une volonté commune de créer un récit qui rende compte par le texte et l’image de quelques-unes des grandes étapes de l’évolution de la société américaine. Ils vont comme de nombreux autres photographes et sociologues être chargés de documenter les politiques agricoles fédérales. Ils publient en 1939 An American Exodus : A Record of Human Erosion qui témoigne des conditions sociales dans les Etats ruraux. Avec cet ouvrage, ils font connaître au grand public le récit des déplacements de population et la précarité de l’époque de la Grande Dépression. Le média photo est un outil documentaire et politique.

Migrant Mother, 1936

 « Elle était assise là, relate Dorothea Lange, sous cette tente à un pan, ses enfants blottis contre elle, et semblait savoir que mes photographies pourraient l’aider, et c’est pourquoi elle m’a aidée. Il y avait comme une sorte d’égalité. » Migrant Mother est l’une des photographies les plus commentées et reproduites au monde. Cette image emblématique a été choisie au sein d’une série de sept photographies figurant Florence Owens Thompson et ses enfants, réalisée en février ou mars 1936.

Florence Thompson a alors 32 ans et sept enfants à nourrir. Elle a trouvé refuge dans un camp de trieurs de pois de Nipomo en Californie. « Plus de 2500 personnes vivent dans ce camp », se souvient Dorothea Lange, «  et sont pour la plupart démunies de tout. » En ce mois de mars 1936, la récolte de pois a été une fois de plus mauvaise dans les Etats du Sud. Il n’y a pas de travail pour les cueilleurs, et donc pas de revenus. Florence Thompson fait partie de ces gens qu’on appelle, durant ces années noires, les ouvriers migrants. Cette femme au visage buriné, au regard vide, désespéré fait aujourd’hui partie intégrante de la mémoire collective. D’image documentaire, elle est devenue une icône révélant la souffrance humaine et suscitant émotion et compassion.

« Une guerre des deux océans » – les chantiers navals Kaiser, Richmond, 1942-1944.

Dorothea Lange se détourne de l’agriculture industrialisée pour s’intéresser à une nouvelle forme de migration intérieure celle provoquée au début des années 1940 par l’expansion galopante des industries, des programmes de formation navale et les organisations de défense militaire dans la région de la baie de San Francisco. C’est dans ces zones urbaines que s’est installée une partie de la population autrefois méprisée et rejetée de travailleurs agricoles migrants, les « Okies », qui désormais contribuent fièrement à l’effort de guerre.

En 1944, Dorothea Lange est chargée par le magazine Fortune de photographier les chantiers navals Kaiser, jeune entreprise fondée à Richmond pour soutenir cet effort et qui emploie à cette époque près de 100 000 ouvriers non qualifiés grâce à la mise en œuvre de techniques révolutionnaires de fabrication et d’assemblage. Elle photographie les rotations des équipes de trois-huit, l’intense activité du chantier naval, la diversité de la main d’œuvre, les conditions de vie mais aussi l’isolement et la solitude des nouveaux venus, et en  particulier des Afro-Américains qui demeurent des parias. Elle s’intéresse également au nouveau statut de la femme, devenue ouvrière dans le secteur industriel.

« Une photographie documentaire n’est pas en soi une photographie factuelle. C’est une photographie qui communique entièrement le sens et la portée de l’épisode, ou de la circonstance, ou de la situation, lesquels – parce qu’il n’est pas vraiment possible de les montrer – ne peuvent être révélés que par cette autre qualité. En fait, on ne peut pas vraiment parler de guerre entre l’artiste et le photographe documentariste. Un photographe doit être les deux. »

L’internement des citoyens américains d’origine japonaise, 1942

En mars 1942, à la suite de l’attaque de l’armée japonaise, le 7 décembre 1941, de la base navale de Pearl Harbor, à Hawaï, le gouvernement fédéral ordonne l’internement de plus de 110 000 Américains d’origine japonaise résidant dans les zones militaires de la côte du Pacifique, l’apogée d’un siècle de racisme dont furent victimes les immigrants asiatiques. Le décret 9066 vise trois générations de Nippo-Américains, qui sont « transférées » dans dix camps aménagés dans des zones reculées, au climat rude.

Dorothea Lange est mandatée par la War Relocation Auhtority pour couvrir le déroulement des opérations de déplacement de ces populations, de mars à juillet 1942, dans trois régions de Californie. Elle va rendre compte de l’évacuation des Américains d’ascendance japonaise et de leur incarcération qui durera plus de dix-huit mois. « Je ne vole jamais une photo. Jamais. Toutes les photographies sont réalisées en collaboration, car elles font partie de leur réflexion comme de la mienne », précise-t-elle. Classée « archives militaires », ces images n’ont été publiées pour la première fois qu’en 2006.

Sources :

  • Album de l’exposition
  • Hans-Michael Koetzle, Photos Icons : petite histoire de la photo, Taschen, 2002.

Exposition « Dorothea Lange. Politiques du visible » au Jeu de Paume du 16 octobre au 27 janvier 2019.